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François Daireaux et le propre des choses

Il y a là un homme penché ; prosterné, dirait-on ; immobile.
Le jour est large.
Juste avant : personne ; seulement le dispositif ; une fontaine, pas une fontaine comme nous nous en faisons l’idée non, un cube élémentaire, comme extrait des cartons d’un artiste constructiviste – ou peut-être de Brancusi – un cube bas fait de trois dalles érodées, fondé sur un dallage, équipé d’un bec vertical, d’où jaillit l’eau, centrale, ascendante.
L’homme est là, baissé, jambes à peine fléchies, le corps en équerre ; il fait le dos rond, sa face plongeante est parallèle au bassin carré, et les avant-bras plongent dans le vide. Il incline à boire, indifférent à la seconde partie du dispositif pourtant bien visible de son point de vue, présente, assez pour que les habitués des bancs du parc trouvent ce manège quotidien bien étrange, dérangeant au deuxième jour, inquiétant au troisième, voire hostile au cinquième et jour ultime, un appareil photo sur trépied placé sur le côté, un regard, une main, toujours ce même regard, toujours ce même cadrage avec des ombres semblables, la même profondeur de champ, toujours la même main, le même geste, le même déclic ; et l’individu penché – qui ne prête aucunement attention à qui le fixe – a donc un laps de temps la tête au-dessus du bloc de pierre, bouche ouverte, cueillant le jet frais dans son palais ; puis il sort du cadre, en hors champ – le jour est large mais le cadre serré – il sort de l’histoire marchant dans le parc, nous ne saurons rien d’autre de l’homme qui était là, qui n’était plus un individu à ce moment-là, c’est ce que montre l’image suivante, un homme penché, immobile, répétant la scène, répétant le même geste. Non : ne répète pas le même geste ; répète bien la scène, entre au cœur du même dispositif. L’intention même est la même – s’incliner pour boire, et boire – mais le geste non, le geste diffère, l’approche du cube, l’ouverture plus ou moins grande (c’est-à-dire plus ou moins narcissique) des yeux, la manière de disposer les mains, tantôt contre le ventre, tantôt sur les hanches ou les genoux, ou bien sur le rebord du bassin (quand elles ne maintiennent pas un sac de dame rejeté en arrière en guise de contrepoids, ou un chemisier qui prendrait l’eau sinon) ; l’emplacement des pieds, jambes parallèles, en fente avant ou en fente latérale ; la façon de fléchir les jambes, ou de les garder tendues ; la posture du corps qui répond au besoin de se rafraîchir, inventant des astuces sans fin pour compenser le porte-à-faux du buste, selon une chorégraphie singulière pleine d’élégance, et qui a lieu en ce lieu, toute cette individuation, tout ce qui différencie un buveur d’un autre buveur, et qui constitue ici le récit de Mnogo, et montre qu’au-delà de la répétition autant d’un désir, que de celle du dispositif qui en rend compte, les 785 protagonistes du cortège, de la théorie des buveurs, sont « 785 personnes [qui] s’immobilisent un instant pour boire. »
Sans oublier que tout ce qui s’étend entre deux surgissants besoins, ce présent élargi dont rien ne nous est donné à voir, fait aussi partie du récit.
785 personnes prises dans le déploiement d’un long rouleau, un diaporama, défilé horizontal d’un cortège vers un but unique : 785 voyageurs, en somme.
Or les 785 personnes ne fondent en aucune manière une foule. Ni ne s’y fondent, encore moins.
Malgré tout c’est de foule qu’il s’agit. Mnogo signifie d’ailleurs beaucoup.

Un indice nous est donné, et voilà que Mnogo prend un autre sens. Il révèle surtout l’un des partis pris – ici implicite – repérables dans l’ensemble de la démarche : le principe du retournement.
Car la fontaine se situe dans une localité précise. Mnogo à Szeged ou Bad Cannstadt serait peut-être possible. Nous sommes à Roussé (Roustchouk, la « petite Vienne » sur le Danube), ville natale d’Elias Canetti. Mnogo est un hommage à l’écrivain.------------------------------------------------------------

Contrepoint 1 : vers Grisailles

Comme toute maison traditionnelle, celle d’où j’écris possède aux fenêtres des grilles en fer forgé peint en blanc dans des chanfreins bleu turquoise, qui n’est ni le bleu des carrelages ni celui des zelliges. Le sol est dallé de motifs carrés répétés, cernés de lignes blanches qui se croisent selon de petits carrés d’un bleu virant légèrement au vert. Les variantes colorées d’un carrelage à l’autre ne permettent cependant guère de nommer la couleur de référence. Le même motif couvre les murs, mais la lumière ne s’y reflète pas de la même manière et, du coup, les parois verticales paraissent tantôt outremer tantôt bleu-noir.
Ces murs, décorés jusqu’à hauteur d’homme, sont entourés aux parties extrêmes d’une frise carrelée où le jaune safran domine et qui, plutôt que de longer tout le mur horizontalement, sertit aussi le motif bleu verticalement au niveau des ouvertures – y compris les placards. Cela provoque une impression troublante de rectangles rythmant la pièce par ses coins, qui sont justement les rectangles de bleu entourés de liserés jaunes, comme si la pièce était engendrée, non par les arêtes de coins, mais par ses différentes ouvertures et cavités, selon un rythme secondaire quoique essentiel à la pièce.
La frise supérieure, zone intermédiaire entre les zelliges et les moulures plâtrées, est constituée de sharafas aux motifs géométriques. Le sharafa, dit-on ici, symbolise la transition entre ciel et terre.
Il symbolise sans aucun doute aussi la transaction entre deux corporations du bâtiment, puisque au-dessus des sharafas débutent les décorations sur plâtre, ces entrelacements dans le vide et le plein, ces puits miniatures de lumière introduisant le gris pâle dans le blanc. Sous le plafond enfin, ce sont les boiseries aux minuscules motifs verts cernés de rouge, accompagnés d’autres motifs sur fond ocre.
Cette ornementation participe de cet art géométrique de figures sans âme. Serait-il à son tour sans âme ? Cette obsession d’emplir les murs, sans respiration, cette volontaire entreprise de défier le fini laisserait supposer une faible préoccupation pour l’esprit que l’on chercherait ailleurs, peut-être dans ces patios sublimes où l’ensemble du décoratif se trouve soudain rompu par le cadre rectangulaire bleu du ciel, que déchire voluptueusement une cigogne ou une aigrette.

---------------------------- Le lecteur de Canetti se souvient à quel point l’expérience du feu, et celle corollaire de la foule, induisent, conduisent sa pensée ; et produisent son grand œuvre : Masse et puissance. La phrase « Il n’est rien que redoute davantage l’homme que le contact de l’inconnu » ouvre le livre. Ce n’est pas rien. Elias Canetti va justement nous montrer, par un retournement inouï, que la pulsion de masse, aussi forte que l’attrait du feu, résulte d’une frénésie de l’inconnu et de la perte du moi. Cette conviction, il la fonde dans l’expérience vécue d’une multitude viennoise venue protester contre un jugement scandaleux, qui subit la répression sauvage des forces de l’ordre, après que le palais de justice fut incendié.
Ce jour noir de 1927 est un tournant pour Canetti, embarqué dans la foule. Comme si la substance de l’événement, qui ranime ce que vécut déjà l’enfant Elias devant le feu, avait irrigué entièrement Masse et puissance.
Ce jour est également un tournant à cent kilomètres de là, pour un habitué des panoramas sur le monde, depuis son fameux rêve dans la villa « Bellevue » dominant Vienne. Ce que Sigmund Freud appelle « une affaire pourrie » – comme s’il y avait eu une grosse comète dans le ciel, précise-t-il le lendemain – conduira à l’écriture de Malaise dans la culture. Vue en surplomb et à distance par Freud, la foule suit nécessairement un meneur. Vue du cœur de l’événement par Elias Canetti, dans le feu de l’action, la foule opère sans leader. La masse est en moi, elle annihile le moi. Il n’y a plus que des ombres de moi.

Au feu donc, à la foule selon Canetti, c’est-à-dire la pulsion de foule, la perte de l’individualité autant que celle des repères temporels, à l’effet de masse, la réponse visuelle donnée autour de la fontaine de Roussé prend forme d’oxymore : l’eau ; la singularité de la personne ; la temporalité du diaporama ; la représentation du plaisir individuel (se désaltérer). Et pour être complet, faut-il insister, une certaine idée de la foule.
Ce principe du retournement s’illustre souvent. Notre visiteur le perçoit tactilement dans Tapis, où les rouleaux de bas féminins fourrés à la silicone procurent une sensation de dureté inattendue. Notre spectateur le vérifie visuellement dans Surface, où la mobilité monochromatique des câbles grinçant vus en gros plan alterne avec les plans fixes, colorés, et d’un silence criant, de paysages détruits par la vorace industrie du pétrole.
Le commentateur l’observe, cette fois schématiquement, par cette opiniâtre immersion dans les pratiques marocaines, algériennes, indiennes ou chinoises, issues de gestes artisanaux usant de terra cotta, de plantes, de tissages, laquelle une fois traduite, débouche sur des modules nés des gestes du sculpteur, utilisant des matières chimiquement transformées : silicone ; lycra ; latex ; vernis à ongles ; rouges à lèvres ; polyester ; résine ; mousse florale ; encre d’imprimante ; colle thermodurcissable ; blanc de lithopone ; placoplâtre. Pareille traduction est sans doute l’expression de qui repère et souligne les flagrantes contradictions des réalités sociale et économique. ----------------------------------

Contrepoint 2

La deuxième sourate, dite de « la génisse de Moïse », raconte qu’Adam reçut l’enseignement de tous les noms. Puis Allah fit défiler devant les anges les choses en leur disant : « Informez-moi du nom de ces choses si vous connaissez la vérité. » Voilà ce qu’un ami marocain me rapporte.
Transmettre le nom des choses serait donc inhérent au désir de vérité. Une vérité résiderait-elle dans la transmission d’une mémoire et d’une expérience ? À l’inverse, l’interruption de la transmission d’une connaissance déclenche-t-elle l’erreur, voire le mensonge ? Ne pas rompre la chaîne du savoir devient une obsession. Ô Monde du patrimoine.
Réactiver, réanimer. Permettre l’usage adéquat de l’eau, réparer, tout en faisant en sorte que l’accès à cette vérité ne soit pas universel, pour prévenir d’un empoisonnement de la cité, par exemple.
Or dans la traduction du Coran entre mes mains, Dieu enseigne à Adam plutôt les noms des êtres. Avant de les faire nommer par les anges, s’ils sont sincères. Noms des choses, ou bien noms des êtres ?
Le poète persan Mohammad Ali Sépânloo croit plutôt qu’il s’agit des noms d’Allah. Allah a quatre-vingt-dix-neuf noms, m’explique-t-il, et les anges seraient invités à les prononcer tous. Je songe à ces anges apparus pour faire louange au Très-Haut avant de disparaître, évoqués par Walter Benjamin.
De ces diverses interprétations, je me convaincs que parfois, les choses possèdent un nom propre. Elles perdent leur caractère commun, banal, pour se voir conférer par celui qui les regarde étonné, une qualité, une vertu d’imaginaire, une énergie seconde, un transport.
N’est-ce pas ce qui attend le voyageur ?
A fortiori, ce qu’attend l’artiste en voyage ?

-------------------------- Je crois l’oxymore en question plus fondamental. Plus profond. Plus risqué du coup. Il s’en prend à l’oxymore le plus désarmant : « les rapports Nord-Sud », comme notre monde contemporain le désigne aimablement. Il s’en prend donc, et sans affrontement, parce que le propos n’est pas de démontrer, ni de dénoncer, mais de faire œuvre plastique et visuelle.
Pour ce faire, il faut réinventer l’ancienne dialectique rapprochant répétition et voyage.

Deleuze, Nietzsche, Kierkegaard encore avant, eurent pour projet de mettre la pensée en mouvement ; l’œuvre en action. Ils ont fait de la répétition une catégorie de l’avenir, opposée à la classique réminiscence, et au moderne habitus. Avec la répétition, il n’y a ni l’inquiétude de l’espoir, ni la mélancolie du ressouvenir. Il y a enfin, affirme Kierkegaard, l’assurance de l’instant présent. L’espoir est un habit jamais porté, le ressouvenir est un vieil habit, la répétition un vêtement inusable qui tient avec justesse au corps. Le Danois, pour éprouver ce que signifie la répétition, expédie son personnage Constantin Constantinus à Berlin. C’est la redite d’un voyage antérieur.
Le voyage permet la découverte, inaccessible aux autres, la récolte d’impressions qui ne comptent que pour le voyageur. Les raconter serait risquer que les braves gens ne reconsidèrent leur bonne opinion du voyageur de Kierkegaard.
Le voyage induit le surgissement des « possibles du moi », révèle, dans la répétition et l’accumulation, la succession des segments d’identités contenus dans l’identité. La mobilité fait surgir les ombres du moi incluses dans l’identité. Il n’y a plus une identité.
Mais si le voyage favorisait quelques chamboulements, le voyageur aspirait à retrouver son chez-soi en parfait ordre. Cette époque fit naître le mot tourisme.
Tel n’est justement pas le vouloir de l’artiste contemporain quittant son atelier.-----------------------------------------------------------

Contrepoint 3 : vers 78 suite

Lorsque nous regardons les potiers enfoncés dans le sol de leur atelier, jambes enfouies actionnant la pédale du tour dont nous n’apercevons que la tablette rotative, lorsque nous voyons l’homme qui pétrit des pieds l’argile, plongé dans cette boue grise jusqu’aux genoux, nous devinons ici, par métaphore, la force de l’enracinement. Pourtant ce quartier artisanal a été installé hors de la ville pour permettre une restructuration des coopératives. Pour inventer le fonctionnement en coopérative. Les gestes eux restent inchangés.
Dans une certaine mesure de tels gestes auraient pu être accomplis par mes grands-parents. Nul jugement de valeur néanmoins : dans un cas ces gestes ont disparu, dans l’autre ils sont sauvegardés. Je me souviens des gestes de moulinets que ma grand-mère exécutait sur son lit de mort. Sans doute une résurgence inconsciente de ceux qu’elle répéta si longtemps naguère. Mais étaient-ils réellement une répétition à l’identique, ou plutôt une réinvention de gestes qui répond au besoin initial de l’être de fonder un rythme ?

Les gestes, qui semblent à distance rituellement répétés, varient selon des jeux discrets auxquels la proximité permet l’accès. Souvent l’innovation, lorsqu’elle est recherchée, passe par la couleur : le panneau stylisé abandonne un temps le rouge d’oxyde rituel, pour s’aventurer vers d’autres coloris. La couleur devient le vecteur de la mobilité, comme elle saute aux yeux sur les djellabas et les caftans orange, bleu outremer, amande vif, mauve, violet, qui arpentent la Médina, justement entretenue au dehors dans une dominante gris-ocre assez terne. Le plain-coloré, uni, affirme le mouvement, et l’on pourrait dire que le motif géométrique réitéré à l’infini indique, à l’inverse, l’arrêt, l’identité. Les décorateurs ornent-ils l’intérieur des palais jusqu’à ne laisser aucune surface unie, moins par crainte du vide, que par souci d’une identité revendiquée, par affirmation d’une stabilité prétendue garantie de paix ? Cette société traditionnellement nomade, traumatisée par les guerres tribales, trouve sans doute dans l’immobilité cette sérénité qu’elle a peu connue lors des migrations.
L’aspiration à la stabilité se dévoile dans les implacables sharafas, selon une partition binaire : bien et mal ; haut et bas ; ciel et terre ; noir et blanc. _ Mais le monde est entraîné vers la soudure, vers la ligature, au nom de l’honneur : sharafe. Et vers le haut : la maîtresse, la sharafa. L’identité s’affirme dans un système de symboles, tandis que la mobilité s’exprime par les signes.
Dans un cas sillage ; dans l’autre, trajectoire. Dans un cas ornière ; dans l’autre, trait de fumée.

Ce contraste entre nos usages et ceux observés ici pourrait conduire, en poussant trop loin la différence entre les deux réalités, à l’opposition du divers. Deux sociétés auraient, tout au long des derniers siècles, opté, l’une pour le progrès technique – la « superstition du progrès », dit Antonin Artaud –, avec en corollaire ce désir de tabula rasa du passé, ralentisseur de l’évolution moderne ; l’autre, pour la répétition de gestes et de schèmes ancestraux, qui n’interdit certes pas l’introduction de techniques récentes (la technologie des communications à distance notamment), mais refuserait la projection pulsionnelle vers le nouveau, qui ne coïncide d’ailleurs pas avec un futur, ou rarement.
Les deux sociétés qui ne s’opposent pourtant pas, apanages de la complexité et de la diversité, construisent des chemins parallèles – peut-être convergents avant l’infini – qui interrogent la destinée des hommes, leur rapport au temps – aux temps –, à la mémoire plurielle. Ces chemins ont pour destination notre origine et l’origine des choses. L’être du neuf et l’être de l’enracinement expriment leurs mêmes angoisses en des termes différents.

-------------------------- Notre voyageur mesure, à l’instar d’un Victor Segalen, que le départ de l’atelier prémédite du sans retour. Lors du retour-né, le retournement résulte autant du nouveau rapport à l’atelier : son dehors, hors d’atteinte. L’œuvre s’effectue pour une grande part à ciel ouvert. Elle naît dans l’itinerrance, parfois d’un accident de parcours, d’un imprévisible, d’un geste attrapé au vol. Elle naît aussi bien de l’ironie des faits réitérés. Le monde, on le sait, est l’ensemble des événements qui ont lieu, doublé des lieux où ils se produisent. L’artiste s’ouvre aux circonstances ; en corps capteur il s’élargit aux parages du monde. La beauté est du côté du ravissement, de l’étonnement d’avoir pu et su capter l’instant, le geste, les rythmes d’une contrée. L’œuvre s’enrichit d’un cumul au jour le jour, de choses non finies. Elle s’enrichit des savoir-faire vernaculaires, qu’il n’est justement pas question d’exporter, mais d’assimiler pour les traduire dans ce transformateur qu’est le champ de l’art.
Au retour, l’artiste-voyageur, le voyartiste, ouvrant la porte, ne reconnaîtrait plus son ancien atelier qu’en termes de lieu de mémoire. Les ruines ne sont pas celles des autres, mais les siennes. Mes ruines. Du reste, un désir de dématérialisation prend peu à peu le dessus. Le sculpteur a acquis une autonomie que les gestes répétés et les modules accumulés ont impulsée, et qui s’exerce désormais plus dans le regard, moins dans la réalisation matérielle. Sans doute est-ce le sens du portrait numérique sur écran du vieux modèle Chellappan qui pose en vis-à-vis des moulages en plâtre, dont nous ne pouvons guère apprécier la représentation académique, que nous ne pouvons plus guère regarder, mais qui nous regardent, à l’instar de ce modèle de l’École des beaux-arts indienne, posant pour nous, donnant regain de sens à l’installation, l’animant.
Quand le sculpteur collectionne photographiquement des sacs insolites – que nous ne saurions nommer que d’un nom propre – véritable allégorie du métier de matelassier à Rabat, et dont l’élégance populaire va jusqu’à séduire, le photographe sculpte – d’où peut-être la difficulté d’effectuer des portraits. On le sait bien, la pratique artistique consiste prioritairement en une qualité de regard sur l’alentour. Rien ne paraît plus pertinent que ce propos de Robert Rauschenberg s’entretenant avec Richard Kostelanetz en 1968 dans la new-yorkaise Partisan Review : « Comme je suis un peintre, je prends probablement la peinture plus au sérieux qu’un conducteur de camion. Comme je suis peintre, je prends aussi probablement plus au sérieux son camion […] en ce sens que je le regarde, je l’écoute, je le compare à d’autres camions, et je perçois sa relation avec la chaussée et le trottoir et ce qui l’entoure, et le chauffeur lui-même. Observer et mesurer, c’est mon métier. » --------

Contrepoint 4 : vers P. Chellappan

Dans la Médina, il y a de très nombreux points d’eau, selon une organisation complexe à peine visible et peu lisible, résultat d’un mode de faire si déroutant pour la rationalité de l’Européen. Le mallem est un maître sourcier qui possède la technique, mais aussi des savoirs non techniques qu’il transmet oralement à son apprenti vers la fin de sa vie. Certains mallems sont ainsi morts sans avoir transmis leurs secrets, comme l’un d’eux récemment ici. _Dans la mesure où la Médina fait l’objet d’un regain d’intérêt en vue de sa réhabilitation, cette transmission du secret jusqu’alors orale, est un enjeu important si la fonction de mallem s’éteint. Youssef l’architecte contribue à cartographier les lieux et les réseaux complexes de circulation d’eau. Il prétend qu’une connaissance technique suffit : grosseur des tuyaux ; hauteur des canalisations, longueur, etc.
Elle constitue la superficie visible du savoir. Elle ne suffit pas. La transmission d’un savoir en voie de disparition, ou disparu, suppose la localisation des derniers mallems, et la capacité à réactiver la mémoire : solliciter le bouche à oreille ; accéder à certaines personnes dont le père faisait autorité, et qui a transmis, peut-être à son insu, quelque chose de nécessaire – à l’instar du jeune fondeur de cloches qui opère sous les yeux d’Andreï Roublev. Dans cette situation, on prend conscience que le savoir n’est pas seulement cantonné dans un savoir-faire. Il est doublé d’une virtualité du savoir, une sorte de sens acquis qui dépasse la fabrication et la transformation des matériaux, et qui ressemblerait par certains aspects au regard de l’artiste sur les choses alentour et leurs circonstances.

--------------------------------Et de la mesure, il y en a dans chaque installation qui nous occupe, en ce que notre premier contact à l’espace est une confrontation par notre taille à l’enveloppe spatiale. Le lieu d’exposition est au préalable appréhendé avec soin. La tentation permanente de l’infini – jusqu’à devenir un titre – se voit contrainte en ses bords par des caractéristiques architectoniques. Il y a généralement une tension antagoniste entre le cumul des modules, la répétition effrénée des différences minimes qui viserait à la saturation, la démesure, le vertige, attisant les ombres du moi, et d’autre part, la grande clarté, la respiration environnante, la socialité, qui suintent des accrochages au mur, ou de la prise de possession (éphémère) d’un sol. Le « remplissage » d’un lieu par la multitude d’objets engendre une forme sobre. C’est autant le cas des installations de « choses », que de l’installation video78 suite, où chaque film montre les gestes rapides, d’une dextérité fascinante, voire émouvante lorsque les mains tremblent et qui, par le cadrage très serré sur les avant-bras et les mains, produisent un effet hypnotique autour de l’outil de travail et des objets facturés : guirlandes ; bâtons d’encens ; loofah ; perles ; carrelages de terre cuite ; chapeaux de paille. La véhémence visuelle est apaisée par l’espace aéré, et la sérénité dans laquelle nous déambulons.

Ce qui, je crois, est hantise, est ce que l’on pourrait nommer la contrainte d’arrêt. C’est cet instant où l’indéfini se finit, où la démesure devient mesure ; ce moment où le récit du film se conclut sans dramaturgie, parce que le drame est en vérité l’instant du « cut », ou du départ du spectateur. Pas d’acmé, pas de retournement en catastrophe. Les deux films d’Alternipenné – qui s’associent à Panorama – s’achèvent sans final. Les deux protagonistes prisonniers de leur corps agité semblent condamnés à la perpétuité. « Si le temps ne s’attaque à l’œuvre, écrit Victor Segalen dans Stèles, c’est l’ouvrier qu’il mord. » Seule la contrainte extérieure spatiale ou technique – objective pourrait-on dire – met un terme au processus, établit les dimensions, définit la durée.

Dans les photographies, l’individu apparaît rarement, plutôt de dos ou bien sans visage. Mais l’ensemble des images, comme dans l’installation Cent une, suggère la foultitude dans laquelle se meut le visiteur, se surprenant dans une étrange chorégraphie, chassés-croisés, pivotements du buste pour établir des liens discrets au cœur de la foule d’images au sol. Une foule ordonnée, jamais livrée à la pulsion de masse. Une foule d’icônes, avec son meneur surplombant ses images.
Parce que l’art, s’il interroge le désordre et le dépassement, porte en lui la conscience du chaos. Mais l’espoir de le maîtriser n’est pas abandonné. Et cet espoir, n’est-ce pas précisément la forme, assurance du présent, jamais répétée, toujours mise à l’épreuve ? C’est sans doute ce qui fait dire à Canetti, dans une prophétique allocution de Munich en 1976, que l’artiste – il est alors question du « métier de poète » – est responsable de ce chaos. L’artiste est le « gardien de la métamorphose », laquelle est toujours davantage réprimée par un monde de performances et de spécialisation avançant vers son autodestruction, qui refoule et méprise le multiple. Isolé, l’artiste maintient le cap. Sa tâche, selon Canetti, est de maintenir ouverts les accès entre les êtres ; de préserver son désir d’expérience d’autrui depuis le dedans. L’artiste doit donc porter en lui ce chaos. « Mais il n’a pas le droit de succomber au chaos ; il doit précisément par l’expérience qu’il en a, le contester et lui opposer l’impétuosité de son espoir. »---

Contrepoint 5 : vers Mes ruines

Cette société entretiendrait-elle le même rapport à l’ornement qu’au sonore ? Le refus du silence autant que le rejet du vide ? Dans l’espace collectif, tout est son, parole, ou plutôt palabre. Il s’agit d’occuper le silence, pour tout et rien. Les bus sont occupés de gens occupés par la radio et les commentaires sportifs interminables. Les voitures klaxonnent sans désemparer. Si la symétrie habite l’espace visuel collectif, j’ignore quelle harmonie habite l’espace sonore ici.
La musique est également très présente, essentiellement de variété, mixte d’airs traditionnels et de musique électrique. Y a-t-il une musique à papa et une pour les jeunes ?
Sonore et visuel participent de la même nécessaire répétition. Le signe semble n’avoir de fondement que s’il s’insère dans un dispositif de réitération. Ainsi la parole doit-elle être répétée pour être suivie des faits, et le pictogramme doit apparaître plusieurs fois en un même espace. Les axes de circulation sont perpétuellement ponctués de coups de klaxon. Il s’agit là encore de saturer l’espace. Y a-t-il un lien entre ces réitérations et les prières, les annonces du muezzin qui rythment la journée en cinq intervalles ?

L’urbanisme de la Médina diffère de l’organisation intérieure des maisons. Rien n’est d’équerre, tout est rapporté, juxtaposé, selon un désordre apparent surprenant au premier coup d’œil, renforcé par l’uniformité des façades. Se dévoile peu à peu la complexité des ruelles en lignes brisées. Le développement des quartiers par secteurs d’activité semble s’être imposé au coup par coup, dans un cumul suggérant le tumulte et la palabre. Lorsqu’on pénètre derrière le mur extérieur, une structure non géométrique s’impose, reflet du mode de vie, et qui démontre que l’intérieur est privilégié à l’apparence de surface.
La complexité échappe même aux autochtones. Pour accéder au quartier du cuir, un employé d’une autre zone va s’adresser au cordonnier qu’il connaît, qui va ensuite l’introduire dans une série d’échoppes, où un homme va désigner le point à atteindre. La voie est constituée de segments et de jalons qui préservent sans doute quelques mystères.
Car derrière cette persistance grouillante de la circulation, du transitoire, du transport et du sonore, se dissimulent le calme intérieur, l’intimité protégée du regard. La façade de la maison, comme l’habit, cache du secret.
C’est probablement aussi la conscience de ce secret de l’autre qui régule le lien social.

Patrick Beurard-Valdoye

Texte publié dans la monographie "François Daireaux 1992 - 2009" éditée en mars 2009 chez Lienart.