Mnogo (extrait)

Vidéo couleur, silencieux, 26’

L’une après l’autre 785 personnes s’immobilisent un instant pour boire.
Une vidéo réalisée à Roussé en Bulgarie en hommage à Elias Canetti .

lire l’extrait François Daireaux et le propre des choses texte de Patrick Beurard-Valdoye publié dans la monographie "François Daireaux 1992 - 2009" éditée en mars 2009 chez Lienart.

Il y a là un homme penché ; prosterné, dirait-on ; immobile.
Le jour est large.
Juste avant : personne ; seulement le dispositif ; une fontaine, pas une fontaine comme nous nous en faisons l’idée non, un cube élémentaire, comme extrait des cartons d’un artiste constructiviste – ou peut-être de Brancusi – un cube bas fait de trois dalles érodées, fondé sur un dallage, équipé d’un bec vertical, d’où jaillit l’eau, centrale, ascendante.
L’homme est là, baissé, jambes à peine fléchies, le corps en équerre ; il fait le dos rond, sa face plongeante est parallèle au bassin carré, et les avant-bras plongent dans le vide. Il incline à boire, indifférent à la seconde partie du dispositif pourtant bien visible de son point de vue, présente, assez pour que les habitués des bancs du parc trouvent ce manège quotidien bien étrange, dérangeant au deuxième jour, inquiétant au troisième, voire hostile au cinquième et jour ultime, un appareil photo sur trépied placé sur le côté, un regard, une main, toujours ce même regard, toujours ce même cadrage avec des ombres semblables, la même profondeur de champ, toujours la même main, le même geste, le même déclic ; et l’individu penché – qui ne prête aucunement attention à qui le fixe – a donc un laps de temps la tête au-dessus du bloc de pierre, bouche ouverte, cueillant le jet frais dans son palais ; puis il sort du cadre, en hors champ – le jour est large mais le cadre serré – il sort de l’histoire marchant dans le parc, nous ne saurons rien d’autre de l’homme qui était là, qui n’était plus un individu à ce moment-là, c’est ce que montre l’image suivante, un homme penché, immobile, répétant la scène, répétant le même geste. Non : ne répète pas le même geste ; répète bien la scène, entre au cœur du même dispositif. L’intention même est la même – s’incliner pour boire, et boire – mais le geste non, le geste diffère, l’approche du cube, l’ouverture plus ou moins grande (c’est-à-dire plus ou moins narcissique) des yeux, la manière de disposer les mains, tantôt contre le ventre, tantôt sur les hanches ou les genoux, ou bien sur le rebord du bassin (quand elles ne maintiennent pas un sac de dame rejeté en arrière en guise de contrepoids, ou un chemisier qui prendrait l’eau sinon) ; l’emplacement des pieds, jambes parallèles, en fente avant ou en fente latérale ; la façon de fléchir les jambes, ou de les garder tendues ; la posture du corps qui répond au besoin de se rafraîchir, inventant des astuces sans fin pour compenser le porte-à-faux du buste, selon une chorégraphie singulière pleine d’élégance, et qui a lieu en ce lieu, toute cette individuation, tout ce qui différencie un buveur d’un autre buveur, et qui constitue ici le récit de Mnogo, et montre qu’au-delà de la répétition autant d’un désir, que de celle du dispositif qui en rend compte, les 785 protagonistes du cortège, de la théorie des buveurs, sont « 785 personnes [qui] s’immobilisent un instant pour boire. »
Sans oublier que tout ce qui s’étend entre deux surgissants besoins, ce présent élargi dont rien ne nous est donné à voir, fait aussi partie du récit.
785 personnes prises dans le déploiement d’un long rouleau, un diaporama, défilé horizontal d’un cortège vers un but unique : 785 voyageurs, en somme.
Or les 785 personnes ne fondent en aucune manière une foule. Ni ne s’y fondent, encore moins.
Malgré tout c’est de foule qu’il s’agit. Mnogo signifie d’ailleurs beaucoup.

Un indice nous est donné, et voilà que Mnogo prend un autre sens. Il révèle surtout l’un des partis pris – ici implicite – repérables dans l’ensemble de la démarche : le principe du retournement.
Car la fontaine se situe dans une localité précise. Mnogo à Szeged ou Bad Cannstadt serait peut-être possible. Nous sommes à Roussé (Roustchouk, la « petite Vienne » sur le Danube), ville natale d’Elias Canetti. Mnogo est un hommage à l’écrivain.