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Présences : mouvement et suspens

Ouvrir l’année 1999 par l’exposition de François Daireaux me donne l’occasion de marquer fortement l’orientation de la programmation de la galerie Edouard Manet de Gennevilliers. Présences : mouvement et suspens… trois mots en exergue, qui caractérisent cinq parcours d’artistes qui vont se succéder tout au long de l’année.

Présences… premier mot qui ouvre sur les autres et qui, d’entrée, définit l’occupation au sol de François Daireaux. Il n’est que de voir l’alignement des 800 pièces de mousse florale pour prendre conscience de ces présences multi-plurielles, de ces petites personnes végétales, semblables et répétitives en leur volume, mais toutes singulières en leur formes identitaires. Me vient alors la nécessité de m’interroger sur la naissance unique de chacune… Losqu’en 1996 j’ai découvert le travail de François Daireaux, il utilisait des matériaux empruntés à l’univers féminin (bas, collants…) qu’il remplissait de mousse de polyuréthanne afin de créer des figures souples dont l’anthropomorphisme mutant affichait avec violence la diversité de mouvements contradictoires. Il s’agissait alors de nourrir intérieurement un contenant qui avait été travaillé, cousu, collé, pour se gonfler ou s’allonger en grossissements ou élongations serpentines. Une polychromie bigarrée renforçait le trouble de cette polymorphie ambiguë.

Au cours du printemps dernier, l’artiste me montrait un matériau (cette fois emprunté au monde des fleuristes) qu’il comptait utiliser pour son projet de Gennevilliers. Des briques de mousse florale d’une hauteur de 25 cm environ qu’il creusait à l’aide d’un bâtonnet de façon totalement aléatoire d’un geste rapide et vertical qui, quelquefois, dérapait en diagonale. Il remplissait ensuite les cavités de colle liquide à haute température : ici l’artiste renouait avec sa pratique antérieure du remplissage… A partir de ce moment, l’enveloppe brique préalablement immergée dans l’eau est dépouillée jusqu’à ne laisser subsister que le faisceau durci de bâtonnets de colle, habillé en douceur d’une peau de mousse verte. C’est alors que naissent une multitude de petites personnes, dressées en fagots, qui si elles ont toutes la hauteur et la monochromie de la brique qui les a mises au monde, n’en manifestent pas moins l’individualité de leurs présences. Toutes, bien sûr, ont gardé leurs origines végétales, mais peuvent évoquer des silhouettes masculines ou féminines, participant à une longue procession rythmée par de subites accélérations en courbe ou par de raides piétinements arrêtés. Toutes semblent vouloir s’insérer dans l’anonymat de ce cheminement, tout en laissant à chacune le soin d’affirmer sa personnalité. L’une semble s’asseoir, l’autre avance un pas, la suivante gesticule parce que pressée par celle qui vient ensuite. Quelquefois des enlacements se dessinent, des accouplements s’annoncent et des ruptures peuvent soudainement briser la chaîne. Chacune, semblable en taille et en volume à sa voisine, s’en différencie totalement par le mouvement ou la pensée qu’elle suggère…

Mouvement et suspens
Si Présences se multipliait par 800, mouvement et suspens est au singulier. Ici le mouvement est indiqué par le tracé au sol où François Daireaux a peu à peu marqué le pas, pièce par pièce le long des murs. Le visiteur est invité à prendre la mesure de l’espace en se glissant mentalement dans la longue procession des figues. Celle-ci souligne, par la raideur d’une ligne, le plan qu’elle suit au plus près, ou par des courbes les hésitations d’un parcours mouvant. Après ce marquage par le pourtour point par point du territoire, la longue file se clôt sur elle-même devant le visiteur au seuil de la galerie en un barrage symbolique. L’invite à le franchir, se convivialise par la pénétration au centre de l’espace d’un long défilé rectiligne. Un double alignement balisé de ses multiples bornes nous accompagne dans l’axe de cette agora, qu’il traverse… en suspens.
François Daireaux qui par le passé (très jeune encore) a toujours dominé superbement les espaces qu’il investissait, pousse aujourd’hui encore plus loin sa maîtrise du lieu. Sans l’aide d’aucun effet de matière ou de couleur, sans la diversité des formes qu’il modelait, il aligne rigoureusement aujourd’hui l’apparente répétitivité de ses créatures. Ici, il dresse la double barre d’un alignement impeccable au centre du vide d’un forum dont le pourtour vacille. Cette ligne, tirée au cordeau, creusée d’une faille laissant apercevoir la blancheur du sol, s’avance au centre de la salle pour rester inachevée (mais on peut la lire aussi comme se retournant sur elle-même) avant d’atteindre le but. La rigueur de l’unique ligne (doublée) réellement droite, tracée en solitude, parfaitement parallèle aux murs latéraux comme aux traces des craquelures d’un sol vieillissant, confirme la qualité de l’artiste à signifier le paradoxe entre mouvement et suspens, entre éphémère et durable. Le visiteur peut alors se retourner et franchir à nouveau deux minuscules et dérisoires barrières afin de pénétrer dans la seconde pièce. Le balisage autour de celle-ci arrête le mouvement hasardeux pour laisser irrésolu le promeneur. Lui reste la possibilité dans cette indétermination de se retourner pour découvrir devant lui, les cinq alignements parallèles (mais pourtant légèrement sinueux) de multiples présences qui l’habitent en la rythmant de mouvements et suspens.

J’en reviens à l’énumération des caractères individualisés soulignés plus haut, mais cette fois en ne les prenant plus de front, mais par le travers d’une découpe en théâtre d’ombres. Le mouvement incessant aller/retour/arrêt semble circuler entre cour et jardin comme va et vient rituel qui marque métronomiquement la durée d’un tempo. L’artiste m’explique alors que chacune des 800 petites figurines, exposées à la lumière, va au fil des jours, progressivement changer de couleur. Le temps qui s‘écoule écrira les jalons du calendrier pour marquer le vieillissement des plus anciennes, rejoints ensuite par les plus jeunes. L’usure du temps se marque ici par décoloration progressive de cette mousse artificielle, comme une mémoire qui s’efface, mais aussi comme la marque d’une vie décomposée au cœur d’une matière, simulacre de nature.

Peut-être que cette installation, conçue pour la galerie Manet, dont les images du catalogue témoignent de l’abat actuel, sera quelque peu bousculée en janvier au moment de sa recréation pour l’exposition ; c’est qu’elle continue à vivre en évoluant, ou plus tard encore lorsqu’elle s’adaptera à des lieux nouveaux, toujours en mouvement, jamais résolue… en suspens.

Bernard Point, octobre 1998

Texte pour le catalogue publié à l’occasion de l’exposition "Idèal", du 16 janvier au 20 février 1999, Galerie Edouard Manet, Gennevilliers.