Accueil du site > TEXTS > Hommage à l’exposition à l’instar d’un modèle ?

Hommage à l’exposition à l’instar d’un modèle ?

Si l’exposition de François Daireaux, Hommage à Chellappan, conjugue de façon notoire des situations ambivalentes, c’est que nous vivons une époque de la simultanéité, de la juxtaposition, associant de plus en plus rapidement le proche et le lointain. Le monde se cherche et se trouve à la croisée de chemins changeants et variables, il est au milieu d’un réseau déployant son vaste écheveau dans lequel l(es) espace(s) entrecroise(nt) le(s) temps et retrace(nt) l’histoire. Cette histoire, François Daireaux la met en scène en une constellation d’éléments historicisants, liés à des symboles et à des archétypes occidentaux.
Mais que signifie cet Hommage à Chellappan ? Est-ce le fruit d’une simple rencontre entre le modèle - P. Chellappan -, ses portraitistes – les étudiants de l’École d’art de Trivandrum en Inde - et François Daireaux ?

Modèle pendant quarante ans, P. Chellappan convoque certainement avec sa disparition l’héritage colonial, mettant en question non seulement la postmodernité, mais également la modernité occidentale. Comme Peter Briggs le mentionne, « la facture rappelle des modelés à la Bourdelle dans un pays où la tradition du portrait reste rare. Elle est certainement une importation britannique », ce sea power totalisant et globalisant. Avec les bustes qu’il retrouve dans le jardin de l’école, usés par le temps, François Daireaux les reproduit et leur donne une nouvelle forme. En sculpteur, il « découvre », soustrait et ajoute la matière.
Puis, au hasard des rencontres, la confiance s’installe avec son modèle et ce lieu. Il filme conjointement en plan fixe le premier et le dernier portrait de P. Chellappan, vingt-cinq minutes d’expression immobile, ininterrompu dans un désir d’aveuglement immuable et suranné.
L’œuvre semble, d’une part, réalisée à l’instar d’un modèle et d’un pays conquis, finalement libéré(e) de son image captive. D’autre part, capturé par une séquence vidéo, son image se multiplie telle une mascarade et renaît à chaque seconde par enchantement, comme les héros de jeux vidéo qui, dans un monde virtuel, détiendraient plusieurs vies. Dans son cadre isolé, le modèle s’abstrait de la réalité. Oscillant entre original et originalité, le sujet, P. Chellappan, devient le portrait sans visage de l’homme de masse. Avec son identité indéfinie, il représente la figure allégorique de « l’homme moderne », exposé à la condensation et au fractionnement du temps et de l’espace.
Et si l’histoire et la géographie sont revisitées dans l’exposition intitulée Hommage à Chellappan, la relation au temps reste capitale. Ce temps se confronte à des espaces chargés dans lequel l’artiste recouvre, additionne et fait se heurter différents niveaux de temporalité : le temps spirituel, la temporalité du corps humain, le temps historique, le temps de l’exposition, le temps de la pose, le temps imaginaire … François Daireaux élaborent dans cette exposition un environnement in situ dans lequel ses œuvres s’associent et se conjuguent, tout en restant divisibles. Il nous propose un regard sur le monde et le corps tel un paysage abstrait sans fin. La réalité se métamorphose sans cesse et ce que l’on voit, n’est pas toujours ce qui est. Le positif dialogue avec le négatif, le moule avec la forme, le vide avec le plein, l’endroit avec l’envers, le proche avec le lointain, l’intérieur avec l’extérieur... En continuel devenir, Hommage à Chellappan projette entre autres dans le pôle sculpture de l’École supérieure des beaux-arts de Tours un atelier de sculpture imaginaire. Comparant l’immobilité de son modèle à la déclinaison infinie de bustes surmoulés en plâtre, cette exposition ne se jouerait-elle finalement pas de la vraisemblance et du travestissement de l’œuvre, alliant existence à l’essence même de celle-ci et de sa manière de « s’exposer », posant l’art comme engagement social et politique ?
Tel un phénoménologue, François Daireaux ne chercherait-il pas à analyser la faculté du spectateur à percevoir ou à ne plus percevoir sa relation au monde dans le temps ? Quelle conscience donner au monde ? Le présent ne serait-il pas ici interprété par son absence ou par la non fonctionnalité des modèles et des archétypes, plongeant fictivement le spectateur dans un autre univers ?

Que ce soient des installations, des photographies ou des images en mouvement dans lesquels les espaces publics et privés, intérieurs et extérieurs se télescopent, toutes ces zones finissent par s’imbriquer dans le réel et raconter un récit fragmenté, une sorte de simulacre supplanté par son propre pouvoir fictionnel. De surcroît, « (…) à l’ère de la reproductibilité technique » [1], cette notion d’une œuvre originale ou d’un événement authentique disparaît et fait place à une brèche, une fracture dans laquelle le spectateur cherche à s’infiltrer. Il explore la faille et ses possibles raccords qu’il met en relation. Le réel est alors disséqué avec minutie et magnifié. Comme dans le modelage, il travaille par couches successives, il "anthropologise" et "psychologise" ce qu’il nous donne à voir. Il exige de réactualiser non seulement notre vision contemporaine, mais encore notre mode de pensée. L’artiste devient metteur en scène, il réinterprète notre contemporanéité, la distancie et la met à l’écart dans un espace et une temporalité hétérogènes.
Néanmoins, des questions demeurent. Où sont-elles passées ces idées de progrès, de rupture et d’engagement politique ? Est-ce que la relation du classique, puis du modernisme au postmodernisme ne tiendraient-elles pas davantage de la volonté d’un art autonome qui invaliderait la linéarité de la modernité. Tout comme la postmodernité d’ailleurs, elle soulignerait un espace discontinu qui se joue de lignes de fractures et de l’éclatement de références temporelles et locales, faisant écho à la fragmentation de la société et de l’individu.

L’œuvre de François Daireaux entretient avec l’art contemporain, l’art classique et plus étroitement l’art moderne des relations transhistoriques dans lequel le processus de mise en scène publique est central. Il ne semble plus paradoxalement répondre à l’appel des grandes histoires idéalisées de la modernité. Le monde s’éprouve, le XXe siècle a connu des bouleversements importants. Et si les changements semblent parfois marquer la fin d’un pouvoir hégémonique, le rôle de l’artiste est de donner justement un sens commun à notre société. . Par là, il la restitue à l’usage commun. Et s’il aime à plonger dans la ou les cultures, c’est qu’il met en scène le monde présent, décline des cycles historiques qui s’entrechoquent et qu’il comprend simultanément. Il met en tension le réel et le réalise, devient médiateur.

Sarah Zürcher

Texte de présentation de l’exposition "Hommage à chellappan" du 28 janvier au 25 février 2011, Ecole des beaux-arts de Tours.

Notes

[1] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris : Gallimard, 2008