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Sans titre

Ce n’est ni par paresse ni par manque d’imagination que François Daireaux refuse d’intituler ses œuvres mais parce qu’à les nommer il aurait le sentiment d’en figer l’existence, de bloquer le mouvement et l’énergie dont elles procèdent et qui fait qu’en elles la recherche formelle ne s’abîme jamais dans la définition de l’objet. Pas de titre, seulement l’année. L’année de la mise en marche d’un processus dont la pièce proposée au regard ne constitue qu’un état, une station sont on ne peut pas affirmer qu’elle sera la dernière. Une œuvre de François Daireaux ne s’appréhende qu’ici et maintenant. Demain, un autre espace, une disposition nouvelle ; demain, la lente altération de certains matériaux ; demain, la toujours possible catastrophe.

Après ses études aux Arts Appliqués, François Daireaux passe cinq années au Maroc et c’est là-bas qu’ont lieu les premières expositions de son travail, les premières occurrences d’une manière de faire qui est encore largement la sienne aujourd’hui. Ses moules sont obtenus par des bas ou des collants qu’il retaille et qu’à l’époque il recoud entièrement à la main. Ces fourreaux sont ensuite bourrés de plâtre qu’il y introduit par un embout à vis, type joint de canalisation. Le poids accumulé du plâtre produit des formes qui oscillent entre la décision et l’aléatoire en même temps que des sculptures autoportées. Une fois le bas enlevé, s’ensuit un patient travail de polissage puis les pièces sont réunies, l’une pied par-dessus tête, grâce aux anneaux à vis. De ces premières réalisations, on retiendra l’usage du bas, non pas encore comme matériau à part entière mais comme matériel producteur de formes, des formes où se lisent l’héritage formaliste, la leçon d’Henry Moore mais aussi la voie très personnelle dans laquelle va bientôt s’engager le jeune artiste.

La fonction initiale des bas ou des collants, faut-il le rappeler est, sauf exception (le masque des braqueurs de banques par exemple), d’envelopper la jambe et d’en épouser la forme, parfois de la magnifier. Le degré d’amplitude, malgré l’étonnante élasticité du matériau, trouve à un moment sa limite. Cette limite est également celle des sculptures de François Daireaux. C’est une mesure qui lui vient donc du corps et de ses contours, au moins en ce qui concerne la circonférence maximale. Il arrive en effet que deux bas ou plus soient réunis afin de produire des formes plus allongées. Quant aux plus petites, elles sont innombrables, quasi-inépuisables. La plupart des fragments en plâtre ou en silicone proviennent de moules en bas patiemment dessinés et cousus par l’artiste. Patience et longueur de temps. Dans un contexte artistique où la confection, quand elle existe, se voit la plupart du temps confiée à la mécanique industrielle, l’attitude de François Daireaux apparaît pour le moins marginale. Comme si chez lui, ce qu’on appelle habituellement la durée d’une œuvre s’était concentrée, non dans l’aval de la pérennité mais bien plutôt dans l’amont de sa lente apparition. Cet usage du bas, outre qu’il institue une méthode, pose également, et sans doute plus encore, une thématique, mieux, un univers, celui de la parure féminine, des différentes secondes peaux que revêt le corps des femmes et sur quoi s’accrochent le regard et le désir : rouges à lèvres, vernis à ongles et jusqu’aux cheveux. Tous ces éléments se combinent entre eux au gré des pièces et de leurs dispositions.

Une des œuvres de ces dernières années consiste en une accumulation de petits cylindres imparfaits, réalisés en plâtre selon la méthode décrite plus haut et légèrement évidés dans leur grande section que l’artiste a fourré de rouge à lèvres dont la surface a fini par se craqueler. Les plus grandes pièces en-dessous, les plus courtes par-dessus, le tout posé en forme de lèvre précisément sur plus de trois mètres d’étagère, les rouges orifices dirigés vers l’œil du regardeur, de multiples nuances de rouges.
Un autre assemblage se compose d’aiguilles en plâtre, non armées, d’une extrême fragilité donc, disposées en trois paires. Au sol, comme une vaste flaque colorée dans la gamme des rouges, une infinité de points de colle montés sur aiguilles et enduites de vernis à ongles. Les aiguilles (toujours confectionnées dans des bas) sont tellement fragiles que Daireaux a parfois choisi d’anticiper leur brisure en les cassant net avant transport. Ensuite, il les a recollées, greffées, les cicatrices visibles, traces légères des périls de la vie. Refusant toute limite artificielle entre l’œuvre et le spectateur, il a imaginé ce système d’autoprotection : rien ici qui ne procède de la stricte logique de la pièce.
Ce chromatisme, qui tire la sculpture du côté des effets picturaux, il en radicalise l’usage dans une pièce composée de vingt-quatre plaques de verre pelliculaire de 16 microns dans lesquelles on découpe des petites lamelles pour les observations au microscope, en chimie ou en biologie. Chaque lamelle est enduite de vernis à ongle par quoi elles tiennent collées, bords à bords, sur la plaque. Les 24 plaques, en périmètre desquelles on a laissé une marge, se chevauchent légèrement (à proportion des intervalles), et constituent un vaste rectangle posé à même le sol. Chacune des 24 subdivisions correspond à une nuance de vernis qui constitue la gamme Guerlain, tous les échantillons fournis par la prestigieuse maison. Les tons voisinent de manière purement aléatoire. On dirait une peinture géométrique et systématique n’étaient les légers débordements de couleur. On dirait une sculpture de Carl André qui aurait mal tourné n’était l’extrême fragilité des matériaux.
François Daireaux a également utilisé le vernis à ongles pour enrober des galets récoltés sur la plage d’Étretat, non loin de la fameuse aiguille (il y a beaucoup de paysage dans le travail de Daireaux, non pas des paysage, mais du paysage). Le premier de ces galets lui fut offert par une femme. Il en réunit par la suite plus de 400, tous méthodiquement enduits de vernis aux nuances multiples. Ici, il les a alignés en un rectangle très étiré qui rappelle avec beaucoup de malice les lignes de Richard Long. Ailleurs il les a disposés sur un invraisemblable tapis de cheveux en forme de cœur. Ces cheveux, qui répondent également au souci pictural de la nuance des tons, mais en des variations directement issues du corps, ils les a demandés à différents salons de coiffure. La requête consistait à obtenir des clientes, non seulement qu’elles lui cèdent le fruit de la coupe mais encore qu’elles y adjoignent leurs noms et adresses. Ainsi, 300 femmes seront invitées au vernissage et le puzzle, qui sait, pourra être reconstitué. Il s’agit évidemment là, dans ces deux derniers exemples, de la frontière kitsch d’une œuvre qui, par ailleurs, ne revendique jamais le mauvais goût mais qui se déclare néanmoins prête à l’assumer si cela s’avère nécessaire au développement de son propos.

Parmi ses réalisations les plus imposantes figurent trois œuvres conçues selon des caractéristiques identiques. Soient des cylindres d’environ dix centimètres de diamètre, constitués de bas fantaisie aux couleurs criardes, bourrés de mousse de polyuréthanne. A partir de chacun des embouts part un épais fil de silicone armé qui, d’un côté, permet la suspension et à quoi correspond, vers le bas un appendice d’identique longueur. Grâce à l’armature, on peut orienter la partie basse et lui conférer ainsi plus ou moins d’agressivité. Daireaux rassemble plusieurs de ces éléments en des ensembles qu’il suspend à même le mur ou bien sur une tige perpendiculaire. Parfois, il pose au sol un ensemble équivalent, ménageant entre la verticale et l’horizontale un passage pour le visiteur. La grande variété de coloris des bas produit un étrange effet chromatique, par-delà la science des couleurs, dans la brutalité joyeuse de l’aléatoire. Mais il peut également choisir de tuer les couleurs, de rompre les tons en glissant par-dessus les cylindres une ou plusieurs épaisseurs de bas couleur chair.
Cette forme, on la retrouve dans d’autres éléments confectionnés par l’artiste selon un procédé aussi simple qu’ingénieux et qui doit beaucoup aux techniques artisanales apprises au cours de ses différentes formations. Dans un bloc de placoplâtre, il fore des trous à la mèche de fraiseuse, des trous cylindriques au centre desquels figure un second trou, résultat de la point extrême de la mèche et qu’il prolonge largement grâce à un second foret, plus long. Dans ces moules, de toutes tailles, il coule du latex coloré à la gouache, bleu, rouge, rose... La partie extérieure, en contact avec le plâtre, revêt un aspect mat, alors que l’intérieur conserve tout son clinquant. Ces étranges tuyaux seront ensuite assemblés selon diverses procédures et passeront successivement d’un état à l’autre au gré des expérimentations jusqu’au jour où il faudra bien se décider pour l’exposition. Parfois les éléments seront reliés par un fil, parfois simplement empilés. C’est cet effet de lourd abandon qui est le plus beau même si l’usage des fils produit également d’étonnants effets de passementerie.

On pourrait continuer ainsi à décrire les œuvres de François Daireaux mais sans doute le lecteur aura-t-il déjà perçu la difficulté pour ne pas dire l’impossibilité de l’exercice. Jamais œuvres ne m’auront paru aussi indescriptibles, aussi peu sujettes à l’analogie avec quelque forme connue. Ou bien alors, quand on est parvenu à fixer une forme dans la description, elle vous échappe par le biais des matériaux auxquels elle reste indissolublement liée. Les œuvres de François Daireaux sont irréductibles à leurs composants comme aux thématiques qui, immanquablement s’en dégagent. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’artiste a parfaitement conscience du contexte dans lequel il opère. Il n’ignore ni le mètre carré de rouge à lèvres de Fabrice Hybert, ni les gestes de Marie-Ange Guilleminot, ni les produits de luxe qui sont les matériaux de Sylvie Fleury, la patiente broderie de Ghada Amer, pas plus que les innombrables approches du corps qui ont émaillé d’inégales (pour le moins) productions la dernière décennie de ce siècle qui s’achève. Nul doute que ne lui a pas échappé le placide fatalisme d’un Duchamp apprenant la brisure de son Grand Verre. On sent également à quel point il a été attentif à la fulgurante tension des allusions corporelles d’Eva Hesse et, plus proche de lui, de Bernard Lallemand. Si pourtant l’œuvre de François Daireaux survit de manière si éclatante à un environnement aussi chargé, c’est, me semble-t-il, pour deux raisons principales. Tout d’abord, alors que la plupart des jeunes artistes, fraîchement sortis des écoles, se ruent à l’assaut du monde de l’art, des institutions et des lieux susceptibles de les exposer, Daireaux, lui, choisit de se retirer pour cinq années dans un pays qu’il sait à l’écart mais qui va le nourrir très substantiellement. Cette faculté d’écart, et c’est ce qui explique l’étonnante singularité de ce travail, il la maintient avec beaucoup de maîtrise tout au long de ces trois années où il a produit l’essentiel de ce qui est visible aujourd’hui. Qu’est-ce à dire ? A l’heure où la majorité des artistes, et parmi les plus remarquables, travaillent en pleine matière de réel, à même le quotidien, ses signes, ses attitudes et ses objets, Daireaux s’attache à tout produire par lui-même et ce qu’il produit avec cette patience tellement anachronique, ce ne sont ni des photographies ni des répliques mimétiques ; ce sont des formes discrètement inédites, Formalisme ? Sûrement pas. Ces formes ne sont jamais abandonnées à leur totale autonomie mais, au contraire, elles croisent en permanence une thématique précise quoique ouverte, celle du désir et de ses fétiches, celle du genre dans le sens de gender, mais sans qu’elles lui servent jamais d’illustration. Mieux, la plupart de ces formes sont précisément obtenues par le moyen des emblèmes mêmes de la thématique qu’elles épousent. Ce tissage très serré des questions posées et des moyens mis en œuvre pour les visualiser rappelle évidemment quelques principes modernistes mais à cela non plus le travail de Daireaux n’est pas assimilable. En effet, la tension permanente entre forme et figure, entre évocation et expérience sensitive est remarquablement dynamisée par cette singulière liberté vis-à-vis du décoratif, liberté que le séjour marocain, une fois encore, a très largement favorisée. François Daireaux dit souvent que son œuvre ne tient qu’à un fil. A n’en pas douter. Ce fil, c’est bien celui de l’équilibriste dont la volontaire prise de risque n’est tenable qu’au prix de cette très impatiente lenteur avec laquelle il avance.

Jean-Marc Huitorel
Janvier 1998.

Préface catalogue pour l’exposition "Sans titre"Galerie Les Filles du Calvaire, Paris et "Coeur de pierre" à l’Espace du 8 novembre, Paris. Mars et mai 98.