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communiqué de presse

« Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau. » Paul Valéry, L’idée fixe, choses tues

« Je pense à l’herbe d’avant l’humanité, d’avant le langage. A un espace d’herbe où aurait dormi une bête, et qui en garda alors, insue de toute conscience, la forme, pour un instant. » Yves Bonnefoy, Comment aller loin, dans les pierres

« C’est aussi un mouvement cyclique que celui de l’organisme vivant, sans exclure le corps humain, tant qu’il peut résister au processus qui le pénètre et qui l’anime. La vie est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l’use, le fait disparaître, jusqu’à ce que la matière morte, résultante de petit cycle vitaux individuels, retourne à l’immense cycle universel de la nature, dans lequel il n’y a ni commencement ni fin, ou toutes choses se répètent dans un balancement immuable, immortel ». Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

Considérer chaque exposition comme un accrochage inédit d’œuvres même si certaines d’entre elles ont déjà été vues ailleurs. Une sculpture, une photo ou une vidéo méritent amplement d’être vues et revues plusieurs fois. S’instaure alors une familiarité que ne permet pas l’habitude, le réflexe maladif pourrait-on dire dans la plupart des cas, que prennent beaucoup de visiteurs d’expositions de filmer ou photographier avec leur téléphone portable sans réellement regarder le sujet. Regarder sans interface, et regarder encore. Le mécanisme de la mémoire fait que l’on se souvient avant tout de ce que l’on nous répète de nombreuses fois. François Daireaux reconsidère régulièrement ses œuvres, en recycle des parties. Il passe du temps en leur compagnie, les soigne, s’occupe d’elles, car il sait très bien qu’un objet a sa vie propre, qu’il faut les conserver, les stocker, s’en occuper un minimum pour qu’ils ne se détériorent pas. Non seulement accompagner mais entretenir, régulièrement. Mécanique presque quotidienne que l’on associe au travail de la mémoire.

Daireaux manipule beaucoup des matériaux très divers, les combine en élaborant des formes variées, parfois robustes, d’autres fois fines et fragiles. Par exemple, ces longues tiges recroquevillées, Sans titre, réalisées en plâtre recouvert de blanc de lithopone. Elles étaient obtenues le plus simplement du monde en coulant du plâtre dans une série de moules pointus faits de bas résille. Recouvertes par la suite du blanc de lithopone, dont la principale qualité est son grand pouvoir couvrant, les longues aiguilles furent disposées au sol, certaines dont les extrémités rebiquent côtoyant d’autres plus courtes et plus courbes. La vie n’est que rebondissement, car deux années plus tard, suite à un malencontreux accident, les vestiges de Sans titre réapparurent sous une autre forme. Une caisse de bois vouée au transport d’œuvres les renferme désormais, depuis 1998, sous le titre Ce que je cherche à faire. Ne conserver que les ruines d’une œuvre suffit parfois à ce qu’elle perdure dans nos esprit. Chaque expo est une nouvelle occasion d’en prendre des nouvelles. D’autres pièces eurent un destin similaire. L’une n’existe plus que sous la forme d’une photographie en noir et blanc (Pour ne pas oublier I, 2001). Deux nouvelles tiges de plâtre, longues et fines, tiennent côte à côte grâce à leur base, plus large et sans doute plus lourde. Une troisième, plus petite, tremblante, en retrait, appuyée contre le mur du fond, reste dans l’ombre des deux premières. L’image, de taille imposante, minérale et à dominante grise, évoque une menace sourde. Elle porte en elle les fragments d’un danger imminent. Peut-être celui de disparaître à tout jamais du fait de la fragilité des matériaux photographiés. François Daireaux travaille le déploiement de motifs inquiétants. En cela, les formes qu’il invente ne sont pas anodines. La force de son propos réside dans l’apparente sérénité des termes employés, même lorsque le sujet est éventuellement douloureux. Polir les surfaces pour que rien ne dépasse, le lisse se mêlant au brut et le doux au piquant. Parler d’harmonie serait exagéré, mais chaque élément doit trouver sa place. Transformer la matière, travailler, beaucoup, en rythme, avec régularité et insistance. Sans se contraindre à faire des compromis, il s’agit de trouver coûte que coûte des solutions pour que cohabitent sans heurts un espace donné et les objets qui viennent l’envahir sans lui demander son avis.

Il y a toujours un petit défaut ou une faiblesse. L’élément discordant donne son intensité à l’ensemble. Maladie sous-jacente, intégrée au mouvement cyclique et quotidien permettant à l’artiste de survivre. Extinction. La perte d’une chose qui nous tient à cœur. Perdre la mémoire. Oublier un moment important contre son gré. Il en reste un profond sentiment d’injustice, inoubliable celui-ci. Et la vie continue*… Prenons cette photographie, visiblement documentaire, prise en 2005. Des graines de Tournesol, empilées sur une petite table de fortune, sans doute en plein milieu d’une rue bondée. Nous retrouvons l’indispensable rangement, l’organisation sans faille. Cette petite sculpture, emprunte elle aussi de patience et de travail, semble vouloir témoigner de ce qui l’a vu naître. Elle semble prête à partir en voyage, les éléments qui l’entourent indiquent son futur conditionnement. Il est tout de même frappant de constater l’aspect quasi religieux de ce dispositif mobile. Il y a du rituel dans l’air. Nous imaginons très bien la précarité du vendeur de tournesol, et supposons qu’il doit déguerpir au cas où la police se pointe. L’image permet de constater que le travail est soigné, sans doute laborieux, et teinté d’une remarquable humilité. La jambe de gauche provoque des sentiments contradictoires, fait-elle partie d’un mouvement dynamique en direction de la table ? trépigne-t-elle d’impatience ? nous ne le saurons pas. Tout est rythme dans cette photographie, y compris le mouvement d’opposition entre la jambe et les deux empilements de cônes qui semblent dirigés à son encontre.

Une vraie course d’obstacles : les obstacles sont paraît-il nécessaires, continuité subtile qui forge le caractère. Fonctionner par association de gestes, répétés jusqu’à ceux-ci prennent tout leur sens. Il s’agit de créer un flux, fait d’interruptions intempestives. Ne pas vivre ni travailler dans la facilité, mais reproduire le même geste pour en trouver la limite. Et chaque objet terminé figure une étape dans le récit, une possibilité de dialogue** avec le spectateur. Car il arrive que celui-ci prête attention à ce qui l’entoure, et remarque tel ou tel détail rendant compte de l’inachèvement permanent dans lequel nous nous trouvons. Par exemple, les quelques grammes de blanc de lithopone qui souillent le couvercle de la caisse, ou recouvrent partiellement le sol de la galerie. Peut-être l’artiste a-t-il pensé que son installation pourrait camoufler le sol, le rendre invisible, ou accentuer son aspect fade et même quelconque…

Si la photo suggère le mouvement mais ne peut le reproduire, la vidéo en revanche permet d’éprouver une durée dans toute sa longueur. Poitrine (7’, 2004) montre le rythme de travail d’un ouvrier lorsqu’il prépare des peaux de bêtes, les racle inlassablement de son outil dont le manche est appuyé sur sa poitrine. Le titre fait indirectement référence à sa respiration, forte et bruyante, qui envahit l’espace, rythme la vidéo. Le son ne se contente pas de souligner l’image. Il la devance ou la précède. En tous cas, est la partie active du récit. Son souffle nous coupe la chique. Oppressés par ce rythme dérangeant, nous ne pouvons plus respirer librement. L’œuvre ne laisse pas indifférent, elle prend à la gorge. Le son fait office de présence physique, palpable, et nous ressentons forcément les coups qu’il nous assène.

François Daireaux avait cette vidéo en tête depuis environ dix ans. Il fallait trouver le bon moment pour la réaliser. Le temps de se décider et de trouver la forme adéquate. Il fallait la vidéo, justement, pour concrétiser l’idée. Une nouvelle venue dans ses activités artistiques qui rend possible beaucoup de choses. Depuis un peu plus de trois années, elle fait partie de ses voyages à travers le monde, elle accompagne ses nécessaires déambulations dans des contrées qu’il ne connaît pas forcément. Médium très pratique de par sa légèreté et sa maniabilité, il permet d’être en prise avec la réalité dans un rapport très immédiat avec elle. Emmagasiner de nombreuses informations, des sortes de croquis, en vue de les retravailler plus tard, de retour dans l’atelier, face à l’ordinateur portable, lui aussi devenu nécessaire.

Parfois, qu’on le veuille ou non une idée peut resurgir du passé, comme un fantôme. Il s’agit de l’accepter, voire de s’en servir, car nous ne nous trouvons pas dans un film ni un point de vue sur le monde manichéens. Ne pas s’en faire mais en faire quelque chose. Produire : c’est le quotidien de François Daireaux. Nous ne désirons pas réduire ni résumer le travail de l’artiste en quelques mots. C’est pourquoi il vaut sans doute mieux considérer ce que nous voyons comme les éléments plus ou moins mystérieux d’une piste que nous allons suivre avec toute la patience requise. A l’opposé du monde contemporain, obsédé par la vitesse, la performance et la compétition, ces œuvres nous invitent à considérer le temps libre comme une aubaine, permettant de déambuler simplement à notre propre rythme.

En guise de cheminement aléatoire, nous terminons par l’aspect programmatique des titres choisis par François D. Sans titre, Surface, Vert de terre, Poitrine, Un certain nombre, Fuite, Tournesol, Ce que je cherche à faire, Extinction, Mes ruines, Pour ne pas oublier…

Thomas Zoritchak Janvier 2006

* Et la vie continue, film iranien de Abbas Kiarostami (1992) ** Des possibilités de dialogue, film d’animation de Jan Svankmajer (Tchécoslovaquie, 1982)

Texte d’introduction pour l’exposition de François Daireaux, "Tracer, raccorder" à la Galerie les filles du calvaires, Bruxelles, du 13 janvier au 18 février 2006. P.-S.

la vidéo de l’expo / the video of the show