Saisir le suspens
« Longtemps j’ai gardé au corps la mémoire de la catastrophe de printemps. »
S.K. (Carnets)
La posture du funambule
Entrer dans le projet de François Daireaux, c’est accepter la posture du funambule : avec la plus ferme stabilité, il s’agit de tracer une voie aérienne entre deux œuvres programmatiques.
Dès les origines du travail, une première proposition (Sans titre, 1996) s’impose comme un horizon. Cette pièce s’élabore en deux temps. De longues poches linéaires de nylon, cousues à la main, sont d’abord suspendues dans le vide de l’atelier, zébrant l’espace comme des ondes. Avec une infinie précaution, les tubes de tissu sont remplis de plâtre. Une fois la matière prise, les lignes se font masse, la masse désigne sa fragilité, et la fragilité devient tactile. Ce trait pâle posé sur le vide souligne l’espace comme le dessin d’un maquillage le ferait sur un œil. Il désigne davantage ce qui échappe au regard qu’il ne travestit par recouvrement ce qui serait à exhiber. Mais un tel tracé est tellement fragile que le moindre mouvement le brise. Sitôt décrochée, comme un ange que l’on prive d’ailes, la proposition se trouve aux prises avec sa gravité, fût-elle infime. Choisir de couper la ligne du ciel, de la désolidariser du plafond, c’est accepter de la rompre. François Daireaux dépose alors sur le sol de l’atelier les courbes et arabesques de ces fins lacets blancs, véritables reliques d’un allégement improbable de la masse.
Comment adresser au monde une telle suspension de la gravité ? Comment donner à voir la grâce d’un tel geste au-dehors de l’atelier ? Il va falloir déplacer l’intervention vers le site public d’une exposition, et alors prolonger sa brisure. Et plus encore, une telle proposition mise en place dans un espace public offert à la déambulation fonctionnerait comme une inquiétude offerte en partage : comment être certain de ne jamais marcher sur cette pâle ligne friable ? Quel geste délicat a bien pu présider à sa fabrication ? Comment a-elle pu être transportée jusqu’ici ? Comme si la proposition portait en elle une contradiction, celle d’être tendue entre fragilité statique et hypothèse de mobilité interdite. Une tension qui ne cessera plus de nouer la subtilité matérielle des œuvres de François Daireaux à une exigence du départ, à l’épreuve d’un vagabondage à travers le monde.
Ainsi, cette première proposition n’aboutit pas encore tout à fait le principal dispositif de recherche de François Daireaux. En effet, s’il est déjà permis de reconnaître l’aube d’un geste de remplissage bientôt récurrent dans les prochaines propositions sculpturales de l’artiste, la pièce induit la difficulté du départ sans toutefois la transcender. Elle interdit encore le mouvement et résiste à la traversée des frontières. La séduction de son élégance alanguie manque en fait une ultime étape qui permettrait que la dynamique transgressive de l’œuvre parvienne à s’enclencher.
Pour que le premier pas puisse être accompli, pour que l’aventure de l’œuvre s’ouvre sur l’horizon du nomadisme et de ses dangers, il fallait passer cette première pièce à l’épreuve de la rupture. Ce qui fut fait deux ans plus tard : Ce que je cherche à faire (1998) n’est rien d’autre que la mise en pièces des lacets de plâtre blanc, et leur rangement méthodique dans une valise de bois. Dorénavant, l’œuvre de cet artiste nomade devra apprendre à voyager léger.
À l’autre bout du spectre, en 2006, Panorama et Alternipenne sont deux vidéos qui recadrent le dispositif de recherche, à plusieurs années de distance.
Voilà longtemps déjà que François Daireaux travaille le voyage comme une énergétique créatrice. Les sens aux aguets, à l’épreuve du monde, il s’expose à l’imprévisible, en quête d’une manifestation du suspens, d’une épiphanie de la fragilité du réel. Cette « obligation d’incertitude » construit une dynamique grâce à laquelle il parvient à reconnaître, au fil de ses errances, des indices faisant signe en direction de ce qui demeure quasi inassignable dans une forme. Cette posture à l’affût du « capteur de suspens » autorise l’artiste à intercepter la solitude de deux inconnus. En Algérie, le premier se tient dans les hauteurs de la faille de Constantine et invective les coulisses d’un monde qu’il est le seul à entendre. Sans que jamais le précipice ne soit montré, une chorégraphie improbable suggère un dictionnaire de la colère, traducteur d’un monde mutique insaisissable. Un second personnage oscille sur place, faisant au vide le récit saisissant d’une catastrophe intraduisible. Daireaux choisit ici de composer un double montage qui vise à conjurer la menace d’enfermement par l’exhibition du feu. En effet, dans un double élan du dedans et du dehors, Alternipenne (2006) présente l’alternance de cette voix perdue dans l’inaudible, et les bouffées monstrueuses d’une torchère. Le montage donne à penser qu’une épreuve de l’extrême incandescence intime irradie le lien à la communauté que le personnage cherche encore à tisser par la parole. Entre la flamme qui sature le cadre et les mots effacés par l’isolement, il y a le va-et-vient dorénavant rompu entre l’intime et le public, le singulier et le collectif. Panorama et Alternipenne signent une préoccupation du politique que l’œuvre gardait jusqu’ici sous silence. Par la sortie de l’atelier et l’ouverture du départ, l’œuvre de François Daireaux interpelle dorénavant les failles de la communauté humaine.
Ainsi, saisir la trajectoire de son œuvre, c’est explorer ce qui se déploie entre ces deux pôles du travail, depuis la mise en place, dans l’atelier, d’un théâtre des textures du monde – sensualités fragiles à toujours transgresser davantage – jusqu’à l’élan vers l’altérité du dehors. Comment se construit la résonance entre un travail autour des formes de la fragilité, et un art du déplacement sur les traces des manifestations du suspens ?
Parures, parades
En fidélité avec le premier geste de mise en valise de cheveux de plâtre, les recherches de François Daireaux commencent par explorer des stratégies de parade, de recouvrement et de maquillage. La « première manière » cherche à la frontière de la séduction et de l’envahissement, de l’attirance et de l’écœurement. La délicatesse des vernis, la fragilité des épines de plâtre dont l’érection quête l’équilibre, la contention des matières fluides par des membranes poreuses, tout ici vient dire le combat secret que noue, à la frontière des peaux, la nécessité du contact. Toute une dynamique d’intrusion, transfert, invasion, restitution épidermique, que seule la décoration des surfaces rend perceptible à la vue. Un théâtre des textures s’invente alors, qui dit en superficie la guerre invisible qui se mène sous les apparences.
Mais c’est peut-être que le premier départ est celui qu’on lance pour rejoindre la chair de l’autre, pour l’atteindre jusqu’à l’étreindre, jusqu’à vouloir la traverser comme une frontière, la transpercer pour se l’approprier. De l’élan du désir à celui de l’errance, il n’y a qu’une distinction topographique. Il s’agit toujours d’approcher un territoire inconnu et imprévisible, chair ou terre lointaine. L’excitation induite par ce mouvement de conquête oblige le voyageur à inventer des gestes de conciliation, de négociations. L’élan de la séduction qui lance le départ vers l’autre se nourrit alors autant de parures de charme que de parades contre les déceptions. Si bien que le maquillage appelle autant qu’il protège.
Forer-remplir, dedans-dehors, surface et trou
Cet élan vers l’altérité, ce mouvement en direction du derme inconnu, structure la recherche de François Daireaux autour d’un premier geste dont il ne se déparera plus. Il va s’agir de forer la matière, de la creuser, la pénétrer, pour mieux l’offrir à l’invasion d’une substance qui sature les vides. Comme s’il était question de construire une gestuelle des substances désignant des jeux de contagion, d’interpénétration, de transfert des fluides et de mixité des surfaces. Pour l’instant, le contenant est variable et incertain : plâtre, résines, collants bariolés. Mais déjà, un curieux renversement du forage en moulage vient contrarier la violence destructrice de l’acte initial, en le métamorphosant en un jeu d’empreintes, donc de mémoire. Par exemple, des bas de femmes sont découpés, cousus, transformés en petits contenants oblongs de toutes formes et dimensions. Véritables micro-mémoires de corps perdus, fragments enveloppés de membranes infra-minces qui hésitent entre peau et vêtement, autant de formes qui seront bientôt utilisées comme supports pour des moulages. De ce retournement du négatif en positif naît une forme blanche variable, évidée, puis enfin remplie, comblée, de rouge à lèvres. On retrouve ici un esprit sensible aux arts appliqués, qui caractérise de nombreuses recherches contemporaines, telles celles de M.-A. Guilleminot. Dans les deux recherches, la question de la forme se noue à celle de la transmission par l’usage, par transfert du sensible. La formation initiale de François Daireaux aux arts appliqués, jointe à plusieurs années passées au Maroc, nourrit l’articulation qu’il instaure entre la surface et le fond, le décor et la structure. En inversant les contenus et les contenants, il met en scène une surface qui parle pour le fond. Les recouvrements poreux deviennent autant de frontières à transgresser. Il en va de même de ces fragments aux formes organiques tantôt érectiles, tantôt alanguies, tantôt suspendues, mais toujours hésitantes entre évocations sexuelles ou germinatives, qui ne cessent de redire la césure et la frontière à franchir. Cette insistance sur les ambiguïtés du moulage n’est pas sans faire penser aux réflexions de Marcel Duchamp autour d’une « quatrième dimension » qui se tiendrait entre le moule et l’empreinte. Dégagée tant des limites de la deuxième dimension que des contraintes de la troisième, cette quatrième dimension de « l’infra-mince » serait précisément celle que les formes ne sauraient que suggérer, sans jamais la manifester. Une dimension qui désigne plus qu’elle ne montre, en somme.
Une pièce (Sans titre, 1999) se joue tout particulièrement des parures pour perturber les repères. Une multitude de bambous sont disposés en éventail le long du mur. Chacun retient une coulée grise, chaotiquement contenue par la trame qui l’enserre. Une fois encore, l’ambivalence de la proposition met en scène sur un mode contradictoire la matière du maquillage, ici la poudre de graphite du khôl, et l’agressivité visuelle de la proposition. L’apparence métallique des modules installe une rencontre contradictoire entre le brûlant et le glacé, le visqueux et le tranchant, le sombre et le scintillant. Véritable aboutissement d’un projet de fusion entre des entités incompatibles, la rencontre hétérogène s’exhibe ici avec une radicalité définitive. Le féminin et le masculin, le poreux et l’imperméable, le creux et la matière, l’érectile et l’alangui, le mou et le raide, le connu et l’inconnu, se livrent un combat qui confond les identités, fusionne les corps et soude les frontières.
Marcher sur le territoire
Une fois acquise cette esthétique de l’ambivalence, il s’agit de la mettre au pas de l’énergie métamorphique de la marche. Une « nouvelle manière » de l’artiste émerge qui cherche à pointer les limites du territoire en l’occupant par recouvrement. Dans cet esprit, une première pièce fait transition, dans la mesure où elle conjugue le vocabulaire d’une cosmétique critique à celui d’une marche promise. Une collection de collants bariolés habille le sol et invite le visiteur à se déchausser pour y déambuler. À la faveur d’un effet de série et de répétition, le geste initial de forage-remplissage investit maintenant l’horizon, s’étale et comble, comme pour mieux souligner le vide alentour. La frontière n’est plus celle de la peau de l’objet, mais plutôt celle qui tranche entre terre occupée et terre délaissée, entre espace sacré et espace profane. La proposition n’invite plus à la contemplation d’une subtilité tactile, mais elle maquille le site afin de désigner le temple. De la pièce d’atelier, nous sommes passés aux jeux de l’architecture et de l’espace. C’est tout l’enjeu décoratif de l’art, depuis les stucs orientaux jusqu’à Matisse et Buren, qui est ainsi revisité par un projet de maquillage spatial capable de construire le territoire. Pourtant, une surprise attend le visiteur : soigneusement déchaussé, engagé dans l’aventure initiatique de la marche, le visiteur-nomade découvre que les doubles rouleaux de collants sont remplis d’une gomme extrêmement dense qui déséquilibre le pas. Parcourir l’œuvre induit une expérience de l’incertitude et de l’instabilité, qui instaure une complicité entre le visiteur et l’artiste. Celui-ci souligne, avec délicatesse, tant la nécessité du déplacement que ce qu’il en coûte. Cette démarche, attentive et mesurée, évoque encore l’état intime des fidèles qui se déchaussent avant d’entrer sur le sol sacré de la mosquée dans la vidéo À la limite (2007). Le visiteur de l’œuvre se trouve à son insu transformé en fidèle de l’art, convoqué pour une expérience de médiation et de « transport », plutôt qu’invité à l’usage du regard. L’Orient fait ainsi à nouveau retour dans l’aventure de François Daireaux, à la frontière d’un projet décoratif de recouvrement et de l’annonce du départ comme mise à l’épreuve du projet artistique.
On retrouve la question du sol avec les propositions élaborées à base de mousse végétale. Le choix de cette matière verdâtre, conçue pour nourrir artificiellement les végétaux sans enracinement en terre ferme, ouvre le voyage sur une nouvelle hypothèse ambivalente. Véritable sol portatif ou terreau de survie artificielle, la mousse verte va à nouveau être investie par forage-remplissage-moulage, comme s’il s’agissait d’inventer un nouveau type d’enracinement hors sol. C’est ainsi toute une collection de fagots de tailles diverses qui apparaît ; ils sont toujours installés comme des rhizomes qui s’étendent à l’horizontale, s’installent sur des étagères ou s’accrochent dans les airs, en s’ingéniant à échapper aux lois de la verticalité germinative. Une fois encore, entre la racine et le suspens, le vertical et l’horizontal, François Daireaux part à la recherche d’une logique qui déstructure les limites des lois naturelles pour inventer une dimension intermédiaire de l’œuvre, aérienne et inassignable.
C’est dans cet esprit qu’une vidéo (Saisons, 2006), le plus souvent installée au ras du sol, donne à voir les pieds d’un balayeur poussant des feuilles mortes avec des branches couvertes de feuilles persistantes. À l’image de cette variation autour du vivant, il s’agit toujours pour François Daireaux de puiser l’énergie répétitive, méthodique, obsessionnelle de son œuvre dans le dépassement du cycle des naissances et des morts.
Du sol au mur : toujours mettre à distance
Dans le prolongement de cette attention portée au territoire, François Daireaux propose, en 2005, au Centre d’art Passerelle de Brest, l’installation PointInfini. Celle-ci consiste en un recouvrement systématique du sol par des fils de silicone colorés qui ont été pressés hors de leur tube. Le visiteur est invité à piétiner ce tapis de peinture. Ce faisant, François Daireaux synthétise, d’un coup, plusieurs de ses hypothèses antérieures. Tout se passe comme s’il retroussait le geste initial de forage-remplissage, en exhibant sur le sol toutes les matières fluides dont il a, jusque-là, saturé ses modules tubulaires. Autant de contenants pressés, écrasés, étalés, qui en appellent alors à l’histoire de la peinture comme histoire du recouvrement et de la saturation d’un cadre. Le cadre s’identifie ici au territoire à parcourir, à piétiner, à la carte d’un monde « all over ». Le sol se fait peau, résille, trame et strate, tout entier tendu par sa double vocation de support d’inscription et d’enveloppe protectrice. Le point de vue s’affirme comme étant celui, aérien, surplombant et sans point de fuite à l’horizon du cartographe. Ici s’opère une synthèse entre la gravité des matériaux de l’art et la dynamique horizontale de l’errance annoncée.
Mais l’expérience se prolonge : comment rapporter cette combinaison, de la gravité des matériaux et du surplomb cartographique, à la question de la frontalité des images ? Comment offrir au regard le territoire du vagabondage ? On peut imaginer par exemple que tant Monet, avec les nymphéas de Giverny, que Pollock, avec les drippings, se sont trouvés confrontés à la même question : pourquoi redresser la représentation d’un plan d’eau ou la métaphore d’un territoire tracé de part en part ? Pourquoi ne pas demeurer conforme au projet d’une représentation horizontale ? Parce que le regard humain est conditionné par la verticalité et la taille des hommes, leur lenteur de marcheurs et leur pesanteur, par l’étroitesse de leur champ de vision. C’est ce même cadrage à taille humaine qui pousse François Daireaux à faire une seconde proposition (Everchanging, Centre d’art Fabrica, Brighton). Les serpentins de silicone sont récupérés, puis épinglés sur le recto et le verso de cimaises blanches conçues aux dimensions de la vision humaine (200 x 250 x 40 cm). Sur ces fragments de sol prélevés, puis redressés, la dynamique horizontale du piétinement, de la déambulation et de l’errance devient l’enjeu d’une inscription par empreintes, et donc d’une représentation frontale, aux cadrages anthropomorphiques. Par ce redressement, François Daireaux s’offre, le temps d’un arrêt sur image qui fait constat, une mise à distance du territoire à parcourir.
Dans le même esprit, il y avait déjà eu la réalisation d’une gamme de 177 papiers peints (Grisaille, 2001-2002), produits à partir de l’archivage photographique de chacune des 177 sculptures de l’installation Sans titre, 1999. Le projet est similaire : parvenir à glisser de l’habitation de la matière par le geste, vers sa mise à distance à l’horizon du mur et de la série infinie. C’est encore dans ce sens que l’on peut comprendre la juxtaposition entre l’installation PointInfini à Brest, et la diffusion simultanée des vidéos Point 1 et Point 2 dans une salle adjacente. Un four de céramiste fait un trou dans un mur de pierre. Par le jeu des ombres et des lumières, des fumées mates et des profondeurs reflétant le bleu du ciel, un curieux va-et-vient entre dedans et dehors, matité et miroitement, surface et profondeur, rappelle au visiteur, qui piétine la matérialité de la peinture, que l’art n’est jamais qu’une affaire d’apparition et d’effacement, d’épiphanie et d’oubli. Tendues entre archaïsme et fascination de l’imagerie technologique, ces vidéos tendent un piège au spectateur qui se perd et hésite entre la captation improbable du réel et sa mise en scène. Ce faisant, François Daireaux interroge notre peine à assumer les incertitudes du visible, notre réticence à comprendre les images comme des médiations vers un sens qui toujours nous échappe.
Les textures de l’exil
D’étape en étape, on commence à comprendre comment l’entreprise de François Daireaux s’origine dans un projet de l’intime, proche des peaux, de leurs porosités et de leurs interférences, pour se prolonger dans un mouvement de mise à distance. Dès lors, plusieurs stratégies sont visitées, qui permettent à l’artiste de maîtriser l’intensité d’un univers plastique initialement mis au jour dans l’atelier. La rencontre de l’œuvre et du territoire tout d’abord, qui trouve sa forme dans des propositions de recouvrement du sol, annonce voyages et errances à venir. Puis la confrontation de l’œuvre à la frontalité et la mise en série, qui ouvre également le regard sur un horizon infini, qui pousse à la sortie de l’atelier et initie l’élan de la quête.
Mais c’est peut-être surtout le travail d’images réalisées à l’épreuve du voyage qui permet le mieux à François Daireaux de retrouver dans la matière même du réel l’intensité des propositions suspendues de l’atelier. Car vient un temps où tout se passe comme si son aventure artistique était à lire comme l’écriture secrète, constructive, exaltante, d’une rupture des origines sur fond d’horizons lointains. Une œuvre silencieuse, tout entière construite comme un récit de la rupture, qui élabore pour l’œil attentif une grammaire visuelle de la quête, du déplacement, voire parfois du dénuement. Une histoire qui traverse des frontières instables, en mobilité continuelle. Un vagabondage en constante négociation avec des effets d’abandon et d’effacement.
Apparaissent alors, dans un jeu de résonances sensibles, une série de travaux qui sont autant d’incrustations de l’œuvre dans la texture du monde. Je pense notamment à une vidéo remarquable (Surface, 2003) réalisée dans les champs de forage à Bakou, en Azerbaïdjan. Tous les éléments longuement mûris par l’œuvre semblent ici concentrés en un paquetage léger pour exilé en transit. Les textures subtiles saisies par les photographies, tantôt scintillantes, mates, granuleuses, cassantes ou humides, évoquent tout un théâtre de muqueuses, de membranes, de duvets ou de paillettes qui signent la tonalité sensuelle de l’œuvre d’atelier. En complicité avec l’artiste-arpenteur, le regard attentif reconnaîtra dans ces fragments oubliés autant d’œuvres potentiellement conçues par l’artiste-photographe. Le jeu d’empreintes s’est déplacé : c’est le réel lui-même qui fait moule, et l’œil de la caméra s’y love comme un plâtre docile. À Bakou, il devient évident que le geste fondateur du forage-pompage-remplissage, réinvesti par la machinerie du site industriel, prend une dimension allégorique. Alors que les carottes métalliques se sont un jour enfoncées dans ce sol, il règne ici un état d’inhospitalité qui interdit tout enracinement, toute germination, toute installation stable. La perfection lisse et miroitante des nappes d’hydrocarbures, dans lesquelles le ciel se reflète, fonctionne comme un rappel à l’ordre : il faut repartir, s’éloigner à l’horizon, ajouter un pas au pas, un geste au geste, une image aux images. Mais tout est dorénavant en place pour que le voyage soit une question sérieuse.
Prenant acte du processus sans fin qu’induisent le départ et l’errance, François Daireaux reconnaît immédiatement dans le monde ce qui, à l’origine de son parcours, fonde sa propre démarche : la valeur ontologique du geste qui fabrique et donne naissance, sa répétition attentive et maîtrisée. Véritable suture dans la fragmentation du déplacement, le geste traditionnel s’impose naturellement à l’œil de l’arpenteur comme un point invariant rassurant. Au fil de ses errances, de pays en pays, l’artiste collectionne cette chorégraphie manuelle qui fonde la construction d’une culture dans une dimension rituelle à travers les âges (111 Suite, Work in progress, 2004-2008). Depuis le tanneur jusqu’au mouleur de carreaux, en passant par le couturier ou le céramiste, une succession de travaux répétitifs sont collectionnés, à l’infini. Ils fonctionnent comme autant d’amarres possibles en terre inconnue. Le geste, sa répétition hypnotique, sa maîtrise infaillible, et surtout l’hypothèse de sa transmission par héritage, construisent un lien entre le travail d’atelier et la quête du nomade. Du Maroc à la Chine, l’Inde ou l’Algérie, François Daireaux reconnaît les fondements de la création dans ces manipulations hypnotiques et rituelles qui contrôlent la matière. Porteur de toutes les mémoires, de toutes les histoires, de tous les langages, le geste traditionnel remplit la fonction de la couture dans le tissu d’une œuvre en mobilité constante. Il autorise une métamorphose essentielle, celle de l’inquiétude du marcheur en stabilité créatrice.
Archiver le suspens
Car enfin, il y a de l’archivage dans le mouvement de François Daireaux. Quelque chose qui pourrait faire penser aux catalogues d’artistes conceptuels, tels que ceux du couple Becher, aux traces photographiques d’œuvres éphémères conservées par les artistes du Land Art, ou encore aux collections d’objets photographiés de J.-L. Moulène. Car si l’œuvre d’atelier est à la source d’un élan vers les textures du monde, il faut que, dans un mouvement de va-et-vient, la reconnaissance de l’œuvre dans le réel fasse à nouveau retour à l’atelier, afin que l’énergétique intime du travail ne trouve jamais d’aboutissement. De la pièce suspendue dans l’atelier aux fragilités du réel, du bas rempli de plâtre à la borne comblée de ciment, du geste solitaire à la reconnaissance du geste artisanal transmissible, du paquetage du nomade aux sacs des matelassiers (Rabat, 2008), il faut qu’une dynamique d’aller et retour s’installe pour que la recherche trouve sa forme de spirale infinie. Ce courant fluide entre le dedans et le dehors permet à François Daireaux de construire entre l’atelier et le monde une multitude de connexions qui s’organisent en séries, collections, suites et variations. Ce qui se trame au cœur de l’œuvre devient de plus en plus informel et insaisissable, au point qu’elle semble tourner autour d’un centre vide, d’une absence. Par cette énergie en spirale, le suspens collecté au-dehors vient s’inscrire dans le travail d’atelier, et les pièces élaborées à l’intérieur s’allègent de l’errance et du voyage.
Dans cet esprit, tant pour partager ce temps de déséquilibre du marcheur que pour recomposer les petites échoppes de fortune qui se font et se défont sur les places d’Inde ou d’Afrique, François Daireaux a disposé sur le sol de l’abbaye de Maubuisson les images capturées au cours de ses vagabondages lointains(Cent une, 2008). Ce qui se joue ici tient tant à l’immatérialité de l’image qu’à la concrétude de ce qu’elle représente. Au visiteur de jouer au funambule, de se tenir au milieu d’une équivalence instable. Arpentant le territoire imaginaire de l’œuvre, flottant autour de photographies disposées comme des socles vides, le visiteur hésite entre le registre de l’évocation de la ruelle populeuse et celui de la composition visuelle conçue par l’artiste. Comme dans un labyrinthe, le visiteur est ainsi soumis à une multiplicité de parcours possibles, parcours qui le perturbent et déstabilisent son orientation en jouant de reflets contraires et de renversements d’axes. Le point de vue surplombant est celui du cartographe, qui doit sans cesse négocier entre la conscience ouverte du territoire à parcourir et la précision du détail photographique. S’ensuit un véritable vertige optique qui ralentit la promenade et trouble les correspondances trop évidentes.
Vers un point aveugle
Véritable point d’orgue dans les variations de François Daireaux, l’installation qui a pris forme autour du visage de P. Chellappan aboutit l’oscillation entre l’atelier et les départs, autour de la thématique du portrait impossible. Modèle à l’École d’art de Trivandrum, en Inde, P. Chellappan offre depuis quarante ans son visage aux élèves des cours de modelage. Les nombreux portraits de P. Chellappan réalisés au cours de toutes ces années disparaissent progressivement, abandonnés aux intempéries dans les jardins de l’école. D’une sculpture à l’autre, les variations sont infinies, provoquées tant par les usures du temps que par les interprétations des élèves. Si bien que, à les observer tous si différents, les uns après les autres, il devient très difficile de se faire une idée du véritable visage du modèle. On se trouve devant un portrait sans visage en quelque sorte, c’est-à-dire sans identité véritable. Sensible à cette instabilité, François Daireaux propose au modèle une pause de vingt-cinq minutes face à la fixité objective de sa caméra. Ce faisant, dans un mouvement discret d’identification, il apparaît comme offrant au modèle un repère stable et rassurant. Parallèlement, cette fixité vive de la caméra est mise en regard de l’ensemble des moulages retrouvés dans les jardins de l’école. Si bien qu’il devient extrêmement périlleux de tenter de saisir et de synthétiser l’intimité de P. Chellappan. Mais le plus troublant se tient sans doute dans l’immobilité docile du modèle filmé, qui semble, lui aussi, s’observer sans parvenir à se reconnaître. Là où des étudiants n’ont reproduit que les traits d’un visage, François Daireaux parvient à capturer un regard aveugle à lui-même. Alors qu’il sait qu’il regarde, ce regard ne parvient pas à comprendre ce qu’il voit. Il ne parvient dès lors qu’à être un point de vue anonyme, sans appropriation singulière. Or, dans ce mouvement de l’intime vers le public, de la retenue vers l’offre, du dedans vers le dehors, on retrouve toute l’incertitude suspendue de la démarche de François Daireaux. D’une ville à l’autre, d’une escale à l’autre, le nomade ressemble à ce visage qui passe entre toutes les mains, sans jamais parvenir tout à fait à être un portrait pour lui-même. La distance qui s’impose entre le modèle et ses doubles pointe la véritable zone d’ombre qui dynamise la démarche de François Daireaux : un centre en absence, tendu entre le dedans et le dehors, un portrait qui ne sera jamais un autoportrait. Ainsi, l’œuvre de François Daireaux ébauche les contours d’un point aveugle, tout entier tracé par les arabesques de plâtre et les traces d’errances qui le dessinent et l’enveloppent.
Stéphanie Katz, 2009.
Texte publié dans la monographie "François Daireaux 1992 - 2009" éditée en mars 2009 chez Lienart.