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FAIRE AVEC LE GRAIN DE SABLE QUI PERTURBE LA MACHINE

Conversation avec Manuel Fadat

Manuel Fadat
Cette conversation, François, se tiendra sous le signe de l’aventure et de l’histoire de l’art. Nous allons tenter lors de cette conversation de plonger dans les profondeurs abyssales de ton travail, dont j’ai pu dire qu’il était «  comme un labyrinthe dont les formes, les dimensions, les étagements, l’organisation des couloirs, des issues, des pièces, seraient en perpétuel mouvement  », définition qui pourrait tout aussi bien décrire le processus de création en général. Puisque de nombreuses choses ont été écrites sur ton travail, tes façons de procéder, etc., nous allons tenter de dévier, de sortir du sillon, de prendre le temps. Bref, nous partons en quête de la complexité. François, nous nous sommes donc déjà rencontrés une première fois, longuement. Première chose, donc, te faire sortir de la catégorie de l’artiste voyageur bien que le déplacement, le voyage, le fait d’aller «  dans  » le motif, dans le monde, soient des constantes. Pour toi, «  le monde est une sculpture qui s’ignore  ». J’apprécie, je dois le rappeler, la méthode que tu emploies, qui consiste à tout prévoir, rigoureusement, avec une certaine dose d’obsession, puis à totalement lâcher prise. Comme j’aime l’idée de cette volonté de nous faire découvrir des couches insoupçonnées du réel. Alors, puisque l’on doit se lancer, je dirai rapidement que tu t’intéresses aux images, à leur production, leur réalisation, leur collection, à l’humanité, ce qu’elle construit, aux gestes qui en découlent, à sa persistance à générer des gestes fortuits, non-sens qui fait sens  ; tu t’intéresses aux objets et à la production d’objets tout comme aux outils de production, tu t’intéresses à l’enchevêtrement du micro et du macro, mais aussi aux abîmes de suggestion des images et des objets, à la vacuité, à l’endroit où précisément la mort se mêle à la vie, à la transformation, au sentiment que procure le fait d’être un témoin embarqué, sans l’impératif du journalisme, et finalement à la création prise dans son sens total, plein de son potentiel utopique.
Toutes ces idées, ces phrases, tous ces mots enchaînés les uns aux autres, bien sûr qu’ils font leur chemin depuis notre première conversation, mais pour ainsi dire ils me sont venus, ou revenus, lorsque je regardais ton dernier film, Aires [1], non pas pour dire que ce film efface les autres ou s’y substitue, ou même qu’il les contient tous, mais parce que dans l’approche que j’ai de ton travail, qui est tout à fait liée à la préparation de nos conversations, ce film constitue pour moi une somme. Une somme au travers de laquelle il me semble pouvoir lire une partie de ton travail  ; tout comme ton film Los Sueños de Daireaux [2] est assez significatif de ta démarche. Dans Aires, outre le fait que je trouve qu’il y a dans ce film des choses universelles qui ont été cueillies, ce sur quoi nous reviendrons, on observe vraiment la façon dont se tissent les nombreux centres d’intérêt qui fondent ton travail, et que je viens d’égrainer maladroitement, comme le fait d’être dans le motif, l’observation des activités humaines, l’intensité particulière que tu prêtes à la construction, la transformation, la création, l’intérêt porté aux outils et aux corps qui forment la matière pour en faire des objets mais aussi des villes, dont tu captes l’aspect sculptural. Mais aussi la vacuité de tous ces gestes puisqu’en les observant, en tant que spectateur, on se pose assez naturellement la question de la durée de tout ce qui peut être construit par l’homme et finalement du sens que cela peut avoir et de ce rapport entre construction, permanence et obsolescence. On voit bien dans ce film, Aires, que tu observes un monde en transformation constante, film qui ouvre sur une grande aire, précisément...

François Daireaux
Oui, Aires commence dans un lieu improbable, à Delhi, sur les bords de la rivière Yamunâ, une sorte de no man’s land, un lieu en friche, une aire. Le titre que j’ai donné à ce film correspond à la découverte d’un schéma des aires de Brodmann, qui est une cartographie du cortex du cerveau humain. J’ai trouvé très beau ce dessin associé à tous ces chiffres. D’une part j’avais le sentiment que j’étais dans le déplacement, et d’autre part je lisais ce schéma comme une carte et j’ai vraiment eu l’intuition que ce dessin ainsi organisé correspondait parfaitement au montage de mon film. D’ailleurs, deux personnes qui ont eu la primeur de voir le film à peine terminé m’ont dit avoir eu l’impression qu’elles voyageaient dans mon cerveau, dans ma tête.

M. F.
Alors qu’il y a une multitude d’acceptions du terme «  aires  », que l’on emploie différemment selon les contextes et les disciplines, et qui pour ainsi dire, si l’on cherche un peu, correspondent toutes assez bien, sans parler du rapprochement homophonique. Bref, on surprend des aires partout.

F. D.
Mais je me dois aussi de citer une anecdote. Le nom Daireaux vient de «  aireaux  ». Dans la Manche, ce sont les terrains vagues qui sont devant les fermes, des lieux de dépôt de toutes les machines et de tout ce qui sert à la vie et au travail de la ferme. Mais ce n’est qu’une anecdote.

M. F.
À ce sujet, j’ai lu que tu te situais loin de l’anecdotique et de l’exotisme. Alors oui, d’un point de vue péjoratif, mais en réalité on pourrait renverser le sens qui est donné dans ce texte auquel je fais référence, et dire exactement l’inverse, au sens positif du terme.

F. D.
C’est vrai, il faut se réapproprier la valeur positive de l’anecdote (rires). D’ailleurs, je dois dire qu’actuellement une grande partie de mon travail, et même peut-être la totalité, passe par le micro-récit, ce qui pourrait rejoindre cette notion d’anecdote. Tout ça pour dire que le terme de «  micro-récit  » me semble être le terme adéquat pour définir mon travail actuel. On parlait beaucoup du fait que mon travail pouvait être considéré comme une association voire une juxtaposition de fragments, jusqu’à présent. Mais il est beaucoup plus juste de dire que je construis une histoire à partir de ces micro-récits.

M. F.
D’où le côté anecdotique, au sens positif, non sans un certain exotisme, mais vidé de toute charge colonialiste, et partant du principe qu’il y a bien une attirance pour ce qui est étranger, en dehors de...

F. D.
Effectivement. Et l’étranger et l’étrangeté. J’ajouterai qu’il y a aussi une forme de dérision, d’ironie, de vacuité...

M. F.
Pour exprimer cela, peut-être peut-on évoquer une des premières scènes d’Aires. On observe un homme pieds nus, dont les tibias sont au demeurant extrêmement arqués, en train d’aplanir de la terre dans une tranchée de quelques centimètres de profondeur qui servira peut-être à couler le béton des fondations d’un immeuble, ou je ne sais quoi. Et toi, tu attires l’attention dessus et tu filmes patiemment cette action qui est réalisée elle-même avec beaucoup de patience et de minutie par cet homme dont les moyens sont plus que rudimentaires. Vacuité, oui, car aujourd’hui qui n’utiliserait pas de machines pour cela  ? Attirance pour la construction et l’activité humaine, oui, car cela peut paraître assez fou de faire «  encore  » ces gestes-là aujourd’hui. Réalisme important car on éprouve vraiment la nue réalité et ce à quoi elle nous renvoie. Surréalisme aussi parce qu’aujourd’hui, observer un homme aux pieds nus qui prépare le terrain pour ce que l’on suppose être une construction de grande taille, d’un œil d’habitant dit de pays «  riche  » bien entendu, relève presque de la rencontre entre une machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection.

F. D.
Ce sont des gestes archaïques, des gestes que nous-mêmes nous pourrions pratiquer, et c’est précisément cela qui m’intéresse. Puisque nous parlons de l’activité de cet homme qui tasse la terre avec ses pieds, il faut toujours se rappeler qu’il fait ces gestes dans le cadre de son travail. Le fait qu’il creuse une tranchée et aplanisse cette bande de terre, en posant méticuleusement les pieds l’un après l’autre, évoque la pellicule, une histoire qui débute et qui commence à se dérouler, comme si la machine était en route...

M. F.
Poupées gigognes... Tout fait signe, sens, tout peut s’accorder à l’ensemble, médium, contenu, mécanique, rythme, signifiant, signifié, celui qui filme, celui qui est filmé, et qui finalement pourraient être les deux faces d’une même pièce au sens où tu filmerais ce qui chez l’autre correspond à ce que tu ferais...

F. D.
Mais encore une fois, c’est parce qu’il y a un rapport prépondérant à la matière. Quand il creuse et quand il tasse, il est évident qu’il y a un rapport à la sculpture...

M. F.
Geste qui a permis aussi de lancer l’entretien... Mais nous pourrons revenir à Aires un peu plus tard si tu veux bien... et nous réorienter peut-être... car le but de notre discussion est bien de tenter de faire apparaître ce qui ne l’était pas, ou différemment jusqu’alors... Ainsi, j’aimerais pour cet entretien créer une connexion entre Blow Bangles Production [3], qui est à la fois une exposition et un projet au long cours, avec des rebondissements et des revirements, tes pratiques, tes positions, tes croyances, manières de faire et d’être, et la singularité de ton parcours aussi, puisque tout commence par les Arts appliqués et non les Beaux-Arts, suivis d’une expérience précoce dans la conception et la réalisation de villas, au Maroc, en parallèle d’une activité artistique, qui pour moi est un élément déterminant...

F. D.
Tu veux vraiment parler de ça (rires)  !?

M. F.
Ça a beaucoup d’intérêt pour moi parce que ça a permis au jeune homme que tu étais de gérer des projets d’envergure depuis la conception jusqu’à la réalisation, de façon cohérente puisqu’on t’attendait sur un résultat, sur une pratique, sur un professionnalisme, mais plus encore parce que ça t’a permis d’aborder toute l’économie, aussi bien humaine que matérielle et financière, qui est liée à ce type de projets. Et je n’oublie ni le fait qu’il s’agissait de projets architecturaux, ni tes activités artistiques parallèles, tout cela nous permettant de comprendre une partie de ce qui se joue dans ton travail aujourd’hui et en éclaire la complexité, à mon sens.

F. D.
Pourrais-tu me faire une cigarette  ? C’est bien d’ouvrir sur des choses auxquelles je ne m’attendais pas. Il ne faut pas avoir peur de s’aventurer...

M. F.
C’est le principe, n’avoir peur de rien...

F. D.
Le rapport à l’architecture est très fort. J’ai une formation de plasticien environnement architectural, je n’en ai pas fait ma spécialité mais l’architecture dans toutes ses dimensions a une grande importance et nourrit mon travail, du point de vue de la construction et du contenu. Je pense que tu as remarqué à quel point elle est présente dans mes images. Mon intérêt pour les ruines, pour les maisons en tout genre, pour les lieux entre deux vies, comme les usines qui sont à la fois en activité et presque en ruine comme dans le film Firozabad [4]. Il faut savoir que depuis des années la ville de Firozabad subit la crise économique mondiale très fortement, comme partout ailleurs, mais dans le cas des pays ou des régions pauvres, ça ne pardonne pas. Les productions verrières venues de Chine envahissent le marché indien. La conséquence est assez simple, c’est la fermeture de nombreuses fabriques et donc de grandes parties de la ville tombent en ruine.

M. F.
Je ne voulais pas aborder spécialement la question de l’architecture comme discipline, comme domaine, mais ce que ton expérience dans l’architecture a généré, soit la compréhension de l’économie et de la gestion, au sens large et complexe d’un projet. Je rebondis cependant sur le point que tu soulèves concernant le marché pour revenir vers les grands axes de la discussion, le voyage, l’art et les dimensions sociales et politiques, sachant que ces trois grands thèmes se distinguent assez bien et qu’ils sont intrinsèquement liés, enchevêtrés devrais-je dire... Alors, bien sûr, je précise que je ne veux pas réduire ton travail à ces trois thèmes, mais il s’agit juste des grandes voies que j’aimerais que nous empruntions avant que les fleuves arrivent à la mer, s’évaporent et retombent sous forme de pluie pour redevenir ruisseaux et rivières... une image qui illustre assez bien ton travail selon moi. Alors voilà, question d’économie, mais au sens grec du terme, question de gestion de projets, de construction, de voyage. Tu me confiais être moins un artiste voyageur qu’un baroudeur qui aime les étincelles et le crissement des pneus, le bruit du moteur, des freins qui brûlent, l’odeur de l’huile, les mécaniques des machines, le rythme, le mouvement, mais aussi l’énergie, la transformation et l’utopie... bref, autant de choses qui ont fait vibrer quelques-unes de mes cordes sensibles, que l’on ne peut pas résumer mais que nous allons dérouler...

F. D.
Puisque l’on évoque les machines, l’huile, le rythme, il y a une étape de mon parcours dont je reparle assez volontiers aujourd’hui. À quatorze ans, on m’a inscrit dans un lycée professionnel, avant d’entrer aux Arts appliqués. On m’a mis derrière un tour, avec le lubrifiant, le bleu de travail et tout l’attirail qui allait avec. Je m’aperçois avec le recul que ça m’a profondément marqué. Cette atmosphère de l’atelier, du bruit des machines et du travail d’ouvrier, ça m’a beaucoup influencé. J’aurais pu être ouvrier... tourneur-fraiseur...

M. F.
Tourneur-fraiseur... Oui... Sauf si l’on considère ces fameux agencements de tous types d’objets que tu organisais quand tu étais enfant, au sol, sur un tapis, ou sur un meuble, lorsqu’il y avait une situation complexe et pour toi non verbalisable, c’est-à-dire des combinaisons symboliques qui, tu l’espérais, seraient comprises par les adultes et qui formaient un langage, une technique, pour communiquer... À mon sens, cette manière de se comporter traduisait déjà une volonté de créer et nous éloigne du scénario d’un devenir tourneur-fraiseur, métier tout à fait honorable, cependant. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que tu passes aisément d’un médium à un autre en fonction du projet, que tu passes aisément du film à la photographie, par exemple, une technique n’étant pas suffisante pour toi, si je ne me trompe pas. C’est probablement pour cette raison, aussi, que chaque image, fixe ou en mouvement, est une mise en abyme, que chaque image est peuplée d’images, de formes, de références, d’indices, ce que l’on retrouve de façon très marquée dans Los Sueños de Daireaux, où tu explores une ville argentine qui porte ton nom de famille, film qui pour moi est une clef assez importante pour entrer dans ton travail...

F. D.
C’est aussi cette entrée que j’aimerais choisir pour la constitution du livre dans lequel figurera cet entretien. Une totalité, des fragments, le tout agencé comme un univers, que l’on pourrait aborder par un bout ou un autre, sans système, mais avec des fils conducteurs... à entrées multiples ou géographie variable... On y trouvera des images, des croquis d’atelier et des textes, comme celui de mon ami indien Suneet Chopra dont je t’ai parlé, anthropologue, critique d’art, marxiste, secrétaire général des travailleurs agricoles en Inde. C’est lui qui a facilité mes premières entrées dans les verreries de Firozabad. Dans son texte «  Reconstruction dans la vie et dans l’art » [p. 97-99], Suneet évoque ses souvenirs relatifs à ses séjours à Firozabad au début des années soixante-dix. Il évoque les grèves des ouvriers, les manipulations mafieuses des industriels du verre, la disparition des artisans verriers indépendants. Privés par le patronat de leur outil de production, la pierre à polir les bracelets de verre, ils se sont retrouvés contraints de travailler pour celui-ci, dans des verreries industrielles aux cadences infernales.

M. F.
Et le film est riche de tous ces éléments qui ne sont pas forcément visibles ou lisibles, mais qui donnent de la matière et du corps à tes images... Ça va du macro au micro... On reparle de mise en abyme, de connexions, de charges symboliques à plusieurs niveaux, et évidemment ça me fait penser aux écrits de Borges, puisqu’il y a cette question des abîmes, des niveaux, des passages, des lieux protéiformes...

F. D.
Des sentiers qui bifurquent...

M. F.
Sentiers qui sont, on doit le dire, à l’intersection du rêve et du réel, et inversement. Des sentiers que tu empruntes pour tes collectages, tes archivages, tes fragments, qui seront diversement agencés par la suite.

F. D.
Je me vois comme un chasseur-cueilleur qui prend juste autour de lui ce qu’il y a, ce qui est présent, à portée de main.

M. F.
À propos de déambulation, nous avons aussi parlé du fait que Firozabad t’avait emmené vers la notion de paysage, de paysage intérieur, de paysage extérieur, conduit à continuer des recherches sur le monde du travail, les gestes, leur élégance, avec une dimension profondément humaniste. Tout cela étant toujours relié à l’économie des projets, à l’idée d’images peuplées d’images, à l’idée d’hyper-référentialité si l’on peut dire, et aussi à l’action comme création puisque tu choisis d’être acteur, d’être dans le motif, au cœur de l’activité humaine.

F. D.
Être dans le motif signifie quoi pour toi  ?

M. F.
Je vais utiliser une formule peut-être un peu ampoulée et teintée de phénoménologie de comptoir, mais l’idée c’est bien d’être là, d’être au monde, quand ça se passe et parce que ça se passe, au cœur de l’activité humaine, comme témoin embarqué, dans le motif, la préposition «  dans  » étant utilisée pour renforcer l’idée que tu ne vas pas représenter, donc «  sur  » le motif, mais que tu vas «  vivre avec  » et «  faire l’expérience  ».

F. D.
Faire image, c’est faire expérience. Pour moi c’est fondamental. Le rapport à l’image est ancré dans une réalité. Il serait impossible pour moi de prendre des images sur Internet, je dis ça pour forcer le trait. Il s’agit vraiment de faire le constat en étant corporellement et spirituellement présent dans l’action. C’est-à-dire que je ne suis pas simplement en train de filmer ou de photographier quelque chose, je suis totalement présent, dans un agir et un être là.

M. F.
Alors justement, j’ai tenté de rassembler dans ce début d’entretien un grand nombre d’éléments, pour baliser le terrain. L’objectif, c’est que tout ce matériel serve notre discussion, l’active, matériel qui doit servir au lecteur pour qu’il comprenne qu’il n’y a pas une entrée, mais plusieurs entrées, qu’il doit ouvrir plusieurs portes à la fois pour «  sentir  » la façon dont tu conçois tes créations et le fait d’être artiste. Pour continuer cette longue liste, j’indique que nous avions également relevé que t’intéressait l’observation du monde qui se transforme, que le monde était grand, interminablement grand et la vie infiniment courte, que l’idée c’était de vivre une vie qui sente les odeurs du monde. Nous avions cité Thucydide qui écrivait «  Il faut choisir, se reposer ou être libre  », et nous avions dit que la Condition de l’homme moderne [5] était l’un de tes livres de chevet... sachant que me revient encore cette idée qui ne me lâche pas de me représenter ton travail comme un rêve où l’on serait dans un labyrinthe avec des pièces dont les formes, les dimensions, seraient en perpétuel mouvement.

F. D.
C’est l’histoire du rêve éveillé... C’est quelque chose que je pratique dans le réel. C’est-à-dire que je fais des rêves éveillés...

M. F.
Tu le pratiques comme une méthode, ou est-ce qu’ils te viennent... ?

F. D. _ Je n’en fais pas tous les jours, et je ne peux pas réellement dire que je les provoque, bien que des conditions parti-culières réunies puissent permettre l’arrivée d’un de ces rêves. En revanche, lorsque ça arrive, il y a bien une méthode. Tout d’abord il y a un flash, autrement dit le début d’un film, puis tu observes des lieux ou des actions, et tu peux au choix en suivre le déroulement ou en devenir acteur. Admettons que le flash soit une porte. Eh bien tu sais alors, avec l’expérience, que tu dois l’ouvrir pour trouver quelque chose. C’est tout à fait comme le principe des poupées russes, des mises en abyme, et cela fonctionne tout à fait avec la description que tu as faite de mon travail.

M. F.
Ce doit être exceptionnel... La question que je vais poser est un peu maladroite, mais as-tu le sentiment de fabriquer ce que tu vois, en fonction, pour le dire grossièrement, des désirs, fantasmes, de ton imaginaire, des jeux entre réel, symboles, et finalement de voir ce que tu as envie de voir, ou as-tu le sentiment de découvrir des choses inattendues  ?

F. D.
Difficile à dire, en effet, mais je dois dire que je suis assez souvent surpris par ce que je découvre. Des installations comme Skizzes [6], je les ai prévisualisées très concrètement, de façon tangible, en rêve éveillé.

M. F.
Tu recrées tout un univers, mais est-il polysensoriel  ?

F. D.
Absolument. Pour donner une idée claire à laquelle tu puisses te raccrocher, c’est exactement comme si j’étais avec ma caméra et que je faisais un montage en direct, avec la possibilité de zoomer, de faire des travellings. Mais je peux aussi faire des choses que l’on ne peut pas faire dans le réel, par exemple traverser un mur...

M. F.
Le passe-muraille, ça renforce ma conviction de cette traversée des frontières... Tu vis dans un monde poreux...

F. D.
Je peux décoller, survoler des choses, voir et faire des choses incroyables...

M. F.
Peut-on résumer cela à la force de l’imagination, tu penses  ?

F. D.
Je crois, oui. Je pense que c’est lié à un travail de la mémoire et de l’imagination, doublé d’une capacité de concentration et de sérénité. Je pense que chacun a cette possibilité, j’en suis convaincu, il s’agit juste d’une prise de conscience. Attention, tout cela n’a rien d’ésotérique (rires)  ! C’est tout à fait concret !

M. F.
Donc, finalement, quand tu es sur le terrain, en voyage, ce sont des éléments que tu as l’impression d’avoir déjà vus et sentis qui t’appellent...

F. D.
Oui. C’est un peu ce que raconte Bruce Chatwin dans Le Chant des pistes [7]. Quand je me déplace dans des lieux improbables, des signes précis apparaissent dans la lecture que je fais du paysage. Certains signes particuliers, que je ressens intuitivement, font que je vais bifurquer à un moment donné parce que je sens que je dois m’engager dans telle ou telle direction, sur telle ou telle piste.

M. F.
Tu te mets donc dans une disposition particulière... Tu t’ouvres, corps et esprit, à ton environnement, et c’est ce rapport spécifique que tu laisses advenir entre toi et l’entour qui fait que tu t’engages...

F. D.
Exactement. À un moment donné, d’ailleurs, les pistes se brouillent et je me comporte dans certains lieux comme si j’étais dans un rêve éveillé. C’est ce qu’il s’est passé à Firozabad, je me laissais complètement guider. Tu chemines dans la ville comme tu chemines dans ton rêve, et inversement.

M. F.
Ça me fait penser à nouveau à cette expression «  d’être dans le motif  » et non pas simplement «  sur le motif  ». Celui qui photographie sur le motif doit faire preuve d’une certaine distance. Pour toi, il n’y a pas de distanciation mais une fusion avec l’action, le lieu. C’est presque une pratique de yoga, ou soma-esthétique [8], si l’on veut. Tu te laisses envahir par l’environnement pour mieux faire partie de lui et être ouvert aux micro-événements, aux pistes.

F. D.
C’est du moins comme ça que je le vis et le ressens, et comme ça que je l’investis dans mon travail. Et c’est comme ça que ça se passe dans le montage de mes films. Actuellement je suis en train de monter mon prochain film, Current Temp [9], à partir de sept années de filmage dans une centaine de villes en Chine. Certains seraient totalement perdus à cette idée – il faut dire que c’est un véritable labyrinthe de rushes – mais je reste très tranquille, et même passionné par l’idée d’avoir à agencer toutes ces images. Le film est déjà intuitivement construit dans mon esprit. Il ne m’intéresse pas tant de savoir où je vais arriver à la fin, mais toute cette matière doit être organisée en termes de cheminement et de rythme. Au fur et à mesure, magnétiquement, ça s’assemble, ça crée des tensions, des relations, et à la fin apparaît une image globale, cohérente, qui me fait dire que les choses sont ainsi. Le film est prêt. Ce qui me semble important, en même temps, c’est de ne pas avoir d’objectif précis, c’est d’être disponible. Accepter cela m’a pris beaucoup de temps. Auparavant, j’avais tendance à trop préparer, à trop filtrer, sélectionner, dans un souci d’économie afin de ne pas compliquer le montage, par exemple. Aujourd’hui, je filme tout, je me laisse complètement aller, je me contente de cueillir et je m’en satisfais, plutôt que d’être dans l’attente de trouver ce qui me contente.

M. F.
Les choses viennent...

F. D.
Elles viennent, oui. Aujourd’hui, le simple fait de recevoir m’intéresse beaucoup. Je me vois comme un passeur d’images, qui ne ferait que filmer et partager ses images glanées.

M. F.
De ne faire que transmettre les images  ? Mais toute image est issue d’un montage ou d’une intention qui ne peuvent pas être transmis dans la pureté de l’événement...

F. D.
C’est pour cela que j’employais la forme conditionnelle. Mais c’est bien ce que je souhaite.

M. F.
On aurait pu croire, et je mets cela volontairement au conditionnel, moi aussi, qu’un système s’était mis en place au fil du temps, avec une méthodologie de conception de projet, exactement comme un reporter ferait des reportages photographiques ou filmiques et aurait une idée précise de ce qu’il veut rapporter comme événements et éléments. Tout ce que tu me dis là introduit un décalage complet car tu n’es pas du tout dans cette démarche-là.

F. D.
Je sens bien qu’il y a des systèmes, des habitudes, des savoir-faire, bien sûr, mais je vais toujours m’arranger, et c’est aussi une des libertés de l’artiste, pour qu’il y ait un basculement... Après la projection de Firozabad, quelqu’un m’a dit que dans mes films on avait l’impression de commencer une histoire, quand tout à coup on en commençait une autre, puis une autre, puis une autre, et du coup, on finissait par être happé, hypnotisé par cela, et que ce que l’on attendait n’arrivait jamais, qu’un suspens s’installait, et qu’on était du coup en tension, dans l’attente du basculement, ou plutôt d’un certain type de basculement, lequel n’advient pas.

M. F.
Mais qui comble l’attente, puisque au final on comprend bien qu’il est question de se laisser naviguer au fil du courant et non de projeter, d’imaginer, de penser quelle sera la suite. Encore une fois, comme un labyrinthe dont les formes sont en perpétuel mouvement.

F. D.
Les événements aussi sont en perpétuel mouvement. Mais on est toujours ramené à un ici et à un maintenant, car le basculement ne débouche jamais sur quelque chose d’irréel. Ce qui fait que l’on ne décolle jamais complètement dans l’onirisme, dans le rêve, ce que je ne désire pas.

M. F.
Tu veux dire que tu t’arranges tout de même pour que l’on soit dans un état de flottement, quelque chose qui fait que l’on pourrait penser que les choses vont basculer dans le rêve, mais elles ne basculent jamais...

F. D.
C’est ça, il y a toujours un lien très concret d’une image à une autre, par exemple une scène ou un homme compte de l’argent, puis une scène avec de la fumée. Le lien entre les deux scènes est extrêmement pensé, n’est pas laissé au hasard. L’argent part en fumée... et c’est tout à fait une problématique de l’argent, qui est à la fois quelque chose d’extrêmement concret et de totalement abstrait.

M. F.
C’est à ce propos que j’évoquais le caractère universel de tes images, car d’un côté on trouve des images hyperréalistes de la vie active, des personnages qui construisent, qui travaillent, et de l’autre des images qui montrent la vacuité de l’existence, ne serait-ce que la référence, dans ton film Aires, au vendeur de matériel à faire des bulles de savon... qui sont une des représentations de la vanité.

F. D.
D’autant plus qu’il est pris dans une foule. C’est son métier. En quelque sorte il vend des bulles de savon.

M. F.
Pour aller plus loin, car on peut toujours détecter dans les créations quelque chose qui a à voir avec la tragédie de l’existence, je dirais même que l’on oscille toujours, dans tes films, entre des forces de vie et des forces de mort. Tes films mettent en scène l’humanité, ce qu’elle construit, et ce qui n’a aucun sens, les gestes qui fabriquent qui sont en même temps des gestes qui tuent, les gestes qui se répètent et dont on se demande s’ils ont bien un sens. Tiens, je pourrais même dire qu’ils mettent en scène ce que Brecht appelait la «  causalité complexe des rapports sociaux  ». Ils montrent les grands mécanismes et les tout petits gestes qui les composent, qui sont à l’œuvre dans ce perpétuel mouvement entre la vie et la mort.

F. D.
Je suis tout à fait d’accord. Et c’est d’ailleurs chez moi une grande interrogation que celle de la production. Pourquoi la production  ? Pourquoi a-t-on besoin de produire de nouveaux objets, de créer des choses, alors que tout ça au final est assez dérisoire  ? Eh bien ça répond à la question de l’humanité, la façon dont elle avance. L’humanité a toujours produit et jeté et produit et jeté, et c’est entre autres comme cela que nous avons «  évolué  », par tous ces petits gestes agrégés... Mais aujourd’hui, il faut bien être conscient que la surconsommation et la surproduction vont finir par nous submerger.

M. F.
On crée nous-mêmes les conditions de notre extinction... Mais pour en revenir à ce que l’on voit dans tes films, tous ces gestes fortuits, c’est aussi un moyen d’exister, une raison de vivre et de subsister...

F. D.
Et ils le font avec une grande application, sinon ils ne mangent pas. Celui qui souffle des bulles de savon en Inde fait ça pour vivre, alors que les enfants le font pour s’amuser.

M. F.
C’est la qualité réflexive de tes films qui nous renvoie à nos gestes et nous pousse à les interroger.

F. D.
Et en même temps chaque chose trouve son sens, depuis la personne qui fabrique l’ustensile, aussi inutile soit-il, à la personne qui l’achète pour son enfant. Mystère. C’est tout cela qui donne son sens au monde. Étonnant.

M. F.
Parmi les multiples scènes, ou plus exactement plans-séquences du film Aires, on peut voir ce personnage qui nettoie indéfiniment la vitre d’une fenêtre, sur un marché, à l’aide d’un produit détergent et d’une raclette. C’est un démonstrateur. Dans cette image-là, qui est polyréférentielle, on dirait que se cristallise tout ce que tu montres : le geste constant et fortuit, c’est son travail, il fait ça pour vivre, il est contraint de répéter pour vivre, il charge la vitre de produit nettoyant, il en fait une calligraphie avec sa raclette, puis il l’efface. Le laveur de carreaux comme un paradigme  ?

F. D.
C’est l’éternel recommencement, il y a en effet beaucoup de choses qui tournent en boucle dans mon travail. Ce sont des systèmes qui à un moment donné se brisent, s’arrêtent, s’interrompent. Je m’arrange toujours pour faire en sorte que cette boucle ne soit pas un système clos, fermé. La bulle de savon éclate, ses molécules se dispersent dans le monde sous d’autres formes. Ça se recycle, ça passe dans autre chose. C’est une belle image. C’est à la fois quelque chose qui est clos, mais aussi la démonstration que rien n’est permanent.

M. F.
Il y a un message  ?

F. D.
Oui et non. Mon travail n’est pas ciblé, je ne cherche pas à imposer des idées mais plutôt à révéler certaines couches insoupçonnées du réel. Je me concentre beaucoup sur le corps, c’est un organisme qui change tout en évoluant, et un organisme ce n’est pas figé, ça se transforme. C’est ce que je cherche à montrer. On vit dans une société où l’on cherche beaucoup à figer, à systématiser. L’individu a souvent besoin de se sentir protégé par des systèmes. C’est rassurant pour certains, qui pensent que le bonheur est au bout de cela, mais en fait ils s’enferment.

M. F.
Certains individus s’enferment dans des conventions, dans des normes, et ça les tranquillise  ?

F. D.
Oui. Or, précisément, tout se transforme. Là où l’individu croyait être confortablement installé, il est en fait très vulnérable lorsque quelque chose change autour de lui.

M. F.
Alors je rebondis sur un terme, je sors du sillon et j’enchaîne sur une autre idée. Sur la transformation du monde. Une constante dans ton travail. Il y a toujours cette idée de transformation, tant dans le contenu des films que dans le montage lui-même... Comme si tu étais en train d’observer que le monde est bien, en effet, en train de se transformer constamment. C’est d’ailleurs l’une des grandes questions de l’art, l’usage et la transformation de la matière, des idées, des techniques, des langages, des médiums, etc. Je pensais à la vieille idée de l’art qui donne forme à l’informe, qui permet d’organiser le chaos, et qu’on pouvait relier parfaitement à l’idée que ton travail pourrait être «  l’art d’observer la transformation  ». On retrouve cela très nettement lorsque tu filmes en Inde ou en Chine, des pays où, pour le coup, on peut parler de transformations profondes et spectaculaires.

F. D.
La Chine, c’est un pays où l’on peut observer des phénomènes à l’échelle planétaire. C’est un immense territoire, comme un champ qu’on est en train de labourer pour planter, récolter, avant de labourer à nouveau. Il y a de la construction partout, tout le temps, à tous les niveaux et toutes les strates. Ça va à une vitesse folle, ça monopolise des vies entières et en même temps tout le monde y croit... On est encore dans un faire, et une croyance dans le faire dans le sens où l’on pense et l’on croit fortement encore en la possibilité de construire quelque chose de nouveau.

M. F.
Encore une fois, y a-t-il une adresse  ? Ça dit quelque chose  ?

F. D.
Même réponse, oui et non. J’amorce des projets partout où je suis, et tout cela s’agence par la suite, et dit des choses sur le sens et le non-sens de l’existence, sur la vie et la mort, comme nous en avons parlé tout à l’heure. Pour moi, la fabrique, l’industrie, l’artisanat, sont vraiment les creusets de multiples interrogations sur le monde, du vendeur de bulles de savon à la fabrique de chapeaux melon en Bolivie, en passant par la fabrication en Inde des bracelets de verre et leur vente sous forme de toras [10]. Et les relations entre tous ces faires finissent par former un «  Tout-Monde  » et «  me porte(nt) à concevoir la globalité insaisissable d’un tel chaos-monde  », pour paraphraser Édouard Glissant... Je les agence de différentes manières, pour en montrer la complexité, avec différents niveaux de lecture. Cette histoire des chapeaux boliviens, c’est un projet que je vais amorcer un jour, je l’ai mis dans un de mes nombreux tiroirs, en attente. Là, ce qui retient mon attention, c’est les légendes ou récits autour de l’apparition de ces chapeaux en Bolivie. Une des versions, c’est qu’au début du xxe siècle des compagnies britanniques exploitaient certaines industries en Bolivie. Les Indiens hommes, pour imiter leurs maîtres, avaient adopté la mode des chapeaux melon. Un jour, un marchand bolivien, flairant la bonne affaire, commande en Angleterre vingt mille chapeaux melon, mais il oublie d’en préciser la couleur et se retrouve avec une montagne de chapeaux marron qu’aucun homme ne veut acheter. Pour éviter la faillite, il ajoute un ruban au rebord des chapeaux et les vend aux femmes indiennes. Par conséquent, depuis presque cent ans elles auraient adopté le chapeau melon. C’est l’une des versions. Par ailleurs, pendant mon séjour à La Paz, j’ai étudié le travail du feutre, j’ai filmé les gestes des artisans qui, quotidiennement, fabriquent et restaurent les chapeaux des habitantes, avec l’idée de détourner ce savoir-faire dans une sculpture. Tout ça m’évoque la révolution industrielle, les débuts du cinéma, la colonisation.

M. F.
C’est comme une translocation, une mutation génétique, le chapeau en feutre est importé, fabriqué, puis il fait désormais partie intégrante de la culture bolivienne, au point que l’on a oublié ses origines... Le but est d’étudier comment tout cela se passe  ? Le chapeau bolivien, c’est donc un nœud  ?

F. D.
Exactement, et à partir de là je veux étudier toutes les ramifications qui se déploient et même en créer. C’est assez proche du travail avec les bracelets de verre et les toras. Il y a toute une histoire autour de leur production, des hommes, des femmes, la misère, des histoires religieuses et politiques, dont nous avons parlé tout à l’heure, il y a de la mythologie, de la beauté et de la tristesse, en bref l’existence. J’ai joué avec cela en achetant des productions de bracelets de verre à Firozabad et en les expédiant chez les verriers de Meisenthal, en France. L’objectif était d’étudier ce qui allait se passer. C’était d’ailleurs la première fois qu’une telle cargaison arrivait en France.

M. F.
Tu es vraiment dans l’expérimentation, dans la création de conditions d’expérience pour étudier, créer du sens, brouiller, complexifier, inventer... C’est une performance, en somme  ?

F. D.
Oui, c’est ça, je veux déplacer des objets, des matières, vers des lieux où a priori ils n’ont rien à faire, pour que cette expérience existe... mais qui serait juste la continuité d’un mouvement naturel de croisements et d’entrecroisements. Dans beaucoup de productions on retrouve des matériaux ou des matières premières qui viennent d’ailleurs, qui font l’histoire de la production, sa charge symbolique et poétique. En ce moment, je m’intéresse à une ville de Chine, Jingdezhen, connue pour ses manufactures de porcelaine. Il se trouve que c’est là qu’a été inventée la porcelaine. J’y ai beaucoup filmé. En me promenant dans les multiples manufactures, j’ai appris que le bleu utilisé par les artisans chinois venait de Fès. Cette relation m’a tout de suite intéressé, car j’ai dans un tiroir un projet avec les ateliers de céramique de Fès. Là-bas, chaque matin, dans les différents ateliers, un ouvrier piétine l’argile de façon circulaire. Un grand disque d’argile se forme avec les empreintes de pieds de l’ouvrier. J’aimerais faire les empreintes de ces disques pour faire une série de céramiques monochromes, bleu de Fès, et les fixer au plafond telles des rosaces, comme décor. Repérer des épiphénomènes ayant rapport aux gestes du travail, au corps des ouvriers, ça m’intéresse. Renverser, inverser les choses. Travailler sur les relations transhistoriques entre Jingdezhen, Fès et Paris avec la Manufacture de Sèvres. Donner aux artisans chinois des paysages de mégalopoles chinoises à peindre sur les porcelaines à la place des paysages traditionnellement copiés et recopiés depuis des générations mais en décalage complet avec la Chine contemporaine. Mais voilà, toutes ces idées sont en germe, j’attends qu’elles manifestent leur évidence. Et pendant ce temps-là, j’ai déjà documenté, filmé, enregistré, collecté. J’attends que les choses s’imposent à moi. C’est ce qui me plaît le plus, c’est là que je trouve ma liberté.

M. F.
En effet, ce que cette connaissance t’a dit, c’est-à-dire que l’on a l’impression d’être dans ta tête, dans ton esprit en regardant tes films, eh bien ça s’impose. On sent bien tous les processus cérébraux à l’œuvre, la mécanique qui se met en place, les liens, à la fois la plongée dans l’infiniment petit d’un geste, d’une couleur, et dans l’infiniment grand d’un lien avec un autre pays à des milliers de kilomètres d’où tu te trouves, entre totale absorption et distanciation. Je te repose toutefois la question de l’adresse au spectateur, au public...

F. D.
Très simple, je suis le public, je suis dans le monde, il fait l’expérience par mon intermédiaire. Et dans les expositions, il n’est pas laissé pour compte, j’essaie de faire en sorte qu’il soit acteur...

M. F.
Tout ça est toujours associé à l’humain et à l’activité humaine... Donc en effet, oui, on peut imaginer qu’il y a toujours une relation à l’autre, et qu’elle est amplifiée lorsque tu fais des expositions, dont le but est, somme toute, de «  montrer  » quelque chose. Finalement, d’un bout à l’autre, tu crées des situations... des situations pour qu’on te montre des techniques, des situations entre des techniques et des productions, impliquant naturellement des intermédiaires, tu crées des situations lorsque tu demandes à certains artisans de sortir du contexte de leur production, et tu crées des situations pour le public...

F. D.
Créateur de situations, j’aime assez cette définition (rires) !

M. F.
Et cet entretien devient lui-même une situation qui a été créée.

F. D.
Le pire, c’est que ça pourrait devenir dangereux, car quand on a ce goût de créer des situations, il peut arriver toutes sortes de choses, et ça peut parfois déborder. Ça peut se révéler risqué dans certains contextes, pays, moments de la journée ou de la nuit.

M. F.
Mais dans les expositions, qui sont des mises en scène des différents récits croisés, tu ne crées pas de situations risquées pour les spectateurs, juste les conditions d’une expérience les invitant à vivre, à saisir différemment quelque chose, à faire l’expérience de la complexité et du résultat des croisements... Ce sont les parents pour lesquels tu agences des objets dans le but qu’ils te comprennent.

F. D.
Il faut en parler avec un psychanalyste (rires)  ! Oui, l’exposition c’est ça, c’est mettre en scène, faire sens, faire signe, signifier à l’autre. Ce qui fait que dans ma façon de travailler, c’est très peu verbal. C’est d’ailleurs assez rare aujourd’hui, les films d’une heure sans dialogue. Ça passe par d’autres signes que la parole. C’est une façon de fabriquer mon propre langage. Mais ce langage joue sur des registres sensoriels, donc il touche un plus grand nombre de personnes. Les films que je fais en ce moment ne posent pas de problème de traduction. Je peux les diffuser partout dans le monde.

M. F.
Dans le cas de Los Sueños de Daireaux, il y a bien une voix off que l’on entend lire tes rêves  ?

F. D.
Mes rêves, naturellement, je les fais en français, et je les compile dans des carnets écrits dans ma langue. Pour Los Sueños de Daireaux, je les ai faits à l’hôtel Daireaux à Daireaux dans la pampa, en Argentine. Pour la voix off, ils ont été traduits et lus par un ami psychanalyste argentin, et enfin retraduits en français ou en anglais pour les versions sous-titrées. Il y aura peut-être une version chinoise (rires)  ! Mais c’est quelque chose de particulier, car le film sur cette ville qui porte mon nom a d’une part des images qui fonctionnent comme les images d’un rêve, et d’autre part le rêve est déjà une traduction, une interprétation, une transformation.

M. F.
En effet, c’est un univers dans lequel on peut pénétrer sans avoir forcément accès à la traduction de ce que lit la voix off. Parce que tu es dans l’image, dans le motif, et que tu portes le nom de cette ville, ou l’inverse, parce qu’on te voit «  voyant  » ou «  observant  », grâce aux jeux de travelling, de zoom, aux plans-séquences et à leur durée. On pénètre dans une ambiance et on se laisse porter, on regarde, comme un témoin, avec une certaine distance, comme dans un rêve.

F. D.
Je filme un quotidien qui somme toute pourrait être qualifié de banal. C’est cette banalité qui m’intéresse. Je ne cherche pas à montrer des choses exceptionnelles...

M. F.
Mais des choses justes ou qui font sens pour toi, pas de sensationnalisme, pas de spectaculaire  ? Tu pourrais aussi filmer des bidonvilles, des prostituées, des gangs, des clandestins, mais non.

F. D.
Ce n’est pas tout à fait ma conception de l’art...

M. F.
Tu filmes des choses en apparence plus fortuites mais qui n’en sont pas moins fortes, et encore une fois qui peuvent tout à fait mettre en évidence la tragédie de l’existence, le vivre ensemble, la beauté ou la misère, mais par d’autres moyens. Les scènes filmées sont réflexives, peuvent être critiques, mais sans forcément passer par l’image choc, ce qui est un choix.

F. D.
Des choses qui, a priori, sont banales mais qui prennent de la puissance et de l’importance quand on les regarde sous un autre angle, peuvent révéler des situations critiques, parler d’existence, de vie, etc. Je me positionne selon plusieurs angles pour filmer la même chose. La caméra permet de mémoriser cette observation pluri-angulaire, de prendre les choses de côté, de haut, par-dessous...

M. F.
Une observation multidimensionnelle, que la caméra per-met d’agencer. Ça me fait penser à cette idée que faire un pas de côté, parfois, peut permettre de voir le monde de façon tout à fait nouvelle et de remettre en question ses propres conceptions et certitudes. Comme si on observait la face cachée du prisme que nous avons sous les yeux. La caméra nous révèle autre chose. Ce sont bien sûr des images...

F. D.
Cette observation multidimensionnelle donne un rythme. La perception, c’est bien cela. C’est bien cela percevoir. C’est bien cela rendre perceptible, au sens de «  faire  » de l’art. C’est l’agencement de ces différents points de vue et c’est aussi la répétition de ces prises de vue du même objet ou de la même scène. C’est pour cela que j’apprécie les écrivains qui ressassent, comme Thomas Bernhard, parce qu’il y a du rythme dans son écriture. Tu vas beaucoup plus loin dans la perception. Un paysage, il faut le voir de loin, de dedans, il faut creuser à l’intérieur, l’appréhender physiquement. C’est bien pour cela que je ne me satisfais pas d’un seul médium.

M. F.
L’artisan a toujours une batterie d’outils à disposition.

F. D.
Oui. J’ai besoin d’utiliser de nombreux outils.

M. F.
Pour comprendre comment «  ça  » fonctionne  ?

F. D.
Oui.

M. F.
Donc, créer des situations pour que des événements émergent et ensuite les observer sous tous les angles pour saisir quels sont les mécanismes à l’œuvre, tout en essayant encore d’influer sur leur rythme...

F. D.
Je pars de situations tout à fait normales, et j’en fais quelque chose de presque «  anormal  ».

M. F.
Tu les fais bégayer, trébucher  ?

F. D.
Il y a une forme de bégaiement, oui, c’est ça. Tu penses à Deleuze  ?

M. F.
Non, à Stiegler, qui citait peut-être Deleuze, mais qui disait que le langage est une technique, un moyen, et que le travail du poète, si tant est que l’on puisse utiliser le mot travail, c’est de faire bégayer cette technique, de faire bégayer le langage. Je le dis un peu vite, mais l’idée générale ce serait que «  l’activité  » du créateur est de la faire sortir du sillon, ce qui permet d’être dans un processus de recherche, d’expérimentation de nouvelles possibilités, et on revient à la question de l’utopie...

F. D.
Oui, il y a de ça, comme on le disait, des conditions sont créées, une situation est mise en place et, alors que l’on pensait prendre une direction on en prend une autre. Et il y a d’infinies possibilités, puisque chacun voit et ressent des choses plus ou moins différentes à chaque passage d’une scène à l’autre, et que le montage est suffisamment souple pour qu’il puisse prendre n’importe quelle direction. Donc, en effet, le spectateur peut dériver au gré du courant sans se poser la question d’une destination, car les buts sont multiples. Il commence à se raconter une histoire et puis ça bifurque. Et il est libre d’emprunter toutes sortes de circuits ou de langages différents et il peut se créer lui aussi sa propre histoire. Mais c’est une façon de montrer que chacun aborde le monde avec son histoire et son imaginaire.

M. F.
Et tu es le démiurge qui organise tout cela (rires)  !

F. D.
On ne sait pas qui est manipulé par qui... mais tout cela reste très honnête, je te rassure (rires)  !

M. F.
On peut s’imaginer, alors, pardon d’insister, qu’il y a un message direct spécifique que tu veux faire passer, on peut s’imaginer que le message est social, politique, philosophique. Enfin, il l’est, mais pas de façon littérale.

F. D.
J’imagine bien qu’à partir d’une scène, un certain nombre d’idées vont jaillir dans la tête du spectateur, tout simplement parce que l’on fonctionne comme cela. On cherche à reconnaître, à se faire une idée. J’aime bien, alors, faire croire quelque chose, et puis à un moment le déstabiliser, lui suggérer que la réalité est bien plus complexe que ça.

M. F.
La réalité est plus complexe... Il me vient une expression, qui pourrait paraître éculée, et qui pourrait d’ailleurs sembler évidente pour tout artiste aujourd’hui  : «  œuvre d’art totale  ». Mise en scène, structures, architecture, lumières, films, sculptures, tout fait partie d’un tout qui a l’air parfaitement «  réglé  ».

F. D.
Précision, c’est une question de précision. Il y a une volonté d’être précis. Il est question de produire un agencement qui est, bizarrement, un mécanisme, un organisme que je construis puis qui se construit par lui-même, mais qui doit être fait avec précision.

M. F.
Pour que le spectateur vive une expérience esthétique particulière  ?

F. D.
Oui et non. On ne peut pas tout préméditer. Je parlais de l’exposition comme d’un organisme. Le film n’est pas apparu pour rien. C’est en effet un agencement qui s’inscrit dans un agencement plus important, l’exposition. Le son, l’image, les matériaux, le travail avec l’espace, l’architecture, tout est pensé dans la même direction, mais sans vouloir jamais enfermer la personne.

M. F.
Comme un roman, on reste libre en tant que lecteur même s’il est un univers hyperstructuré. Il y a une trame, un langage, un style, un travail sur l’intérieur et l’extérieur, il y a une forme, un contenu, une structure, c’est aussi un mécanisme ou un organisme, mais on abordera toujours ce roman dans des conditions particulières en tant que lecteur, en fonction d’où on est, de ce que l’on est. La différence, c’est le régime de sensorialité, et la prise sur l’œuvre, certes. On «  prend  » un roman dans les mains, on le déplace, on l’emporte, tandis que l’on se rend «  dans  » une exposition, on est pris dans une exposition, immergé. Bref, inutile de se lancer maintenant dans une analyse profonde des similitudes et différences, puisqu’elles dépendent de beaucoup de paramètres, mais quoi qu’il en soit, l’exposition est comme un roman et la façon dont on l’aborde est très personnelle, très liée à qui l’on est, et ce n’est pas parce qu’elle est parfaitement réglée, organisée, définie par un parcours, que l’on n’a pas la possibilité de résister, que l’on n’est pas «  libre  » par rapport à elle.

F. D.
Absolument, il y a bien une différence entre ce que j’agence, le discours, le montage, qui est une proposition, et la réception. Je ne veux pas enfermer, je veux juste créer des possibles. Aujourd’hui, beaucoup de personnes ont besoin d’être prises par la main. On vit une période d’austérité, qui fait qu’il y a un retour à la norme. On vit dans un monde de plus en plus éclaté, de plus en plus incertain, et on croit que l’on va le sauver et se sauver en balisant, en normalisant de plus en plus, en figeant les choses. En mettant des repères, en faisant partout de l’accompagnement.

M. F.
Comme si le monde était de plus en plus «  vaste  » et que cette étendue effrayait, et qu’il fallait en conséquence retrouver des repères, des garde-fous, des frontières, des valeurs.

F. D.
Oui, mais paradoxalement, avec «  la compression temporelle des distances et des délais  », pour paraphraser Paul Virilio, le monde s’est rétréci fortement. Plus on essaie de cartographier le monde, plus il nous échappe. C’est l’histoire du GPS. Lorsque tu branches ton GPS, tu es conduit. Tu crois que tu vas vers une destination, et en fait il te perd, tu crois que tu es arrivé à destination, et en fait tu es perdu. Même si tu es arrivé à la bonne adresse. Sans compter la traçabilité et le contrôle...

M. F.
Ça empêche de se réaliser. La machine décide, tu n’es pas maître de ton parcours.

F. D.
C’est ça. Tu ne décodes plus le réel, tu n’as plus de lecture du paysage et du monde, tu es pris en charge.

M. F.
Donc, au travers de tes expositions, de tes films, tu nous offrirais presque des clefs pour un démontage du monde...

F. D.
Oui, comme si tu t’apercevais que tu devais toi-même réapprendre à marcher, aussi simplement que ça. Par rapport à l’exposition, donc, la subtilité est vraiment là et elle est de taille pour moi. Naturellement, je veux faire prendre conscience de certaines choses, mais qui ne le voudrait pas  ? Évidemment, je propose des mises en scène qui créent des conditions de possibilités, comme nous l’avons déjà dit, mais je précise que le spectateur est totalement libre, qu’il n’est absolument pas question de le convaincre de quoi que ce soit  ; je lui montre juste ma façon de percevoir et de donner à voir. Et dans ce que je propose, il y a bien cette idée qu’il faut se réapproprier les choses, qu’il est important d’avoir une pensée individuelle sur le monde, sur le réel.

M. F.
De créer, d’être acteur, conscient, plutôt que de se laisser créer...

F. D.
Oui, réapprendre à voir des choses comme si elles étaient nouvelles. Je me souviens d’une expérience, étant gamin, et je pense que de nombreuses personnes ont vécu cela. Je fixais un verre, et d’un seul coup, à force de le regarder, il se déformait, ça devenait autre chose. Ce n’était plus simplement le verre que l’on m’avait appris à voir, à saisir, à comprendre comme un verre, comme une totalité et que le cerveau avait enregistré tel quel. C’est ce que développe Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception.

M. F.
C’est le cerveau qui voit, et son système, ce sont les yeux. Ça peut faire le même effet avec les mots. Lorsqu’on en répète un en boucle, en effet, il peut finir par se déformer et on a une drôle de sensation durant quelques secondes, comme si on avait réussi à jouer un tour à notre cerveau et qu’il perdait l’équilibre. S’ensuit une petite confusion phonétique. Alors on comprend que les mots sont syn­thétisés par le cerveau, que le cerveau enregistre, classe, range, et que c’est aussi une façon de libérer de l’espace pour apprendre le reste (rires)  !

F. D.
Il faudrait donc que nous nous exercions à observer autrement tout ce que le cerveau a déjà synthétisé... Plus tu es proche des choses, plus ton imaginaire les transforme, et plus tu es en mesure de les remettre en question, de les réapprendre... C’est cette vision que j’aimerais transmettre. Le réel se métamorphose au fur et à mesure du temps et de la perception et il est important, à mon sens, d’apprendre à laisser se déformer le réel pour le voir autrement.

M. F.
Pour ceux qui sont disponibles à cette expérience.

F. D.
Oui, pour ceux qui sont disponibles. Il y a un rapport au temps qui a complètement changé. C’est donc une forme de résistance de pratiquer cet exercice. On n’est plus disponible aujourd’hui, on n’a plus le temps de regarder les choses. Il faut du temps pour percevoir.

M. F.
Toi, tu prends ce temps et tu essaies de faire vivre au spectateur une expérience qui pourrait lui suggérer qu’il lui faut prendre plus de temps pour percevoir.

F. D.
Passer, repasser devant une chose, un objet, c’est important. Dans les expositions, j’essaie de faire en sorte que l’on doive repasser, revoir sous un autre angle. Parfois, des gens ont vu avant d’avoir vu, ils regardent d’un coup d’œil rapide, et tracent leur chemin. Il y a dans mon travail une forme de manifestation. Je manifeste. Et cette manifestation est perceptible. De nombreuses personnes me disent à propos d’un objet, d’un film, d’une installation, qu’elles l’«  avaient regardé  », mais ne l’avaient jamais «  vu comme ça  ». Et en définitive, c’est cela qui m’intéresse. Au final, c’est assez simple, je tente de faire apparaître, de montrer, de révéler qu’au travers de l’art, on peut voir le monde autrement.

M. F.
«  L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art  », fameuse et grande phrase de Filliou qui s’accorde bien avec ce que tu racontes.

F. D.
Oui, cette phrase est très juste. Et parfois, alors que je fabrique beaucoup, que je transforme beaucoup, que je produis beaucoup, je m’aperçois que tout est déjà là devant moi, qu’il suffit juste, à un moment donné, de déplacer une chose et de la mettre en évidence.

M. F.
Le fait de «  savoir observer  » et de prendre le temps pour observer pourrait nous permettre de prendre conscience des problèmes du monde, mais aussi de rompre avec le cours des choses, avec le flux rapide des sociétés mécanisées hyperconnectées, ce qui aurait pour effet, finalement, d’éviter d’aller droit dans le mur, pour le dire vite, parce que les problèmes sont nombreux  ?

F. D.
Oui, bien qu’il faille toujours des filtres ou des passeurs, des personnes qui précisément mettent en évidence ces problèmes, comme les artistes. Dans mon travail, il y a beaucoup de choses qui reviennent, qui sont répétées. L’eau, le vent, la fumée, par exemple, qui sont des éléments qui occultent et en même temps rendent visible.

M. F.
Et qui sont eux-mêmes la manifestation physique de la transformation, du mouvement, qui «  coulent  » et qui matérialisent cette idée que tout est toujours en mouvement.

F. D.
Et qui font qu’il y a visibilité  ! C’est d’ailleurs très étrange. C’est ce qu’utilisait Marey quand il voulait étudier le mouvement : il utilisait la fumée. Ce jeu entre image fixe et image-mouvement, on le retrouve également dans mon travail.

M. F.
Finalement, tu utilises des éléments qui cachent pour mieux montrer  ?

F. D.
C’est ça. Ça m’évoque ma façon de considérer la période du prélangage chez l’enfant. L’enfant perçoit et capte tout, il enregistre tout, il est d’une sensibilité accrue, totalement ouvert au monde, sollicité par tout et captivé par tout. Puis l’adulte perd tout ça, il perd cette capacité de tout voir, d’être ouvert  ; l’adulte fait le ménage, il sélectionne, pour lui c’est une perte de temps.

M. F.
L’enfant a ce regard ouvert sur tout, il a cette capacité d’émerveillement, et en même temps, je dis cela sans aucune connaissance du sujet, il intègre tout ce qu’il perçoit sans prise de conscience de l’apport direct de l’expérience. Il est «  dans  » l’expérience mais il n’a pas forcément de distance par rapport à celle-ci. Ce qui est peut-être un avantage. Par contre, oui, je suis assez d’accord avec ce que tu dis sur l’adulte. C’est donc adulte qu’il est intéressant, voire nécessaire, de se mettre dans une position d’ouverture, position dont on peut tirer des expériences constituantes parce que l’on a, précisément, déjà acquis des expériences, des références, des connaissances.

F. D.
À mon avis, l’enfant ne fait pas fructifier son expérience comme nous le faisons de façon consciente. Et c’est sans compter tout ce qui nous traverse de façon inconsciente, d’ailleurs. L’enfant apprend à faire expérience. Mais ce qu’il a au départ, c’est une capacité à percevoir neuve, il a un regard neuf... C’est d’ailleurs pour cela que l’enfant va se brûler  : il n’a pas conscience des effets et des conséquences... Puisqu’on parle du fait d’avoir conscience de soi, je me dis que l’ouvrier indien qui produit des milliards de bracelets de verre est tellement happé par ses gestes répétitifs et la cadence infernale du travail qu’il n’a plus conscience qu’il est en train de donner sa vie, de brûler sa vie. Il fait abstraction de lui-même, il fait, indéfiniment, il fait.

M. F.
Il se consume.

F. D.
Oui, il y a une combustion. Son corps se consume et il n’en a plus conscience...

M. F.
C’est une dimension critique qui surgit de ton travail, tu mets en évidence cette combustion quand tu le filmes et c’est une manière de dévoiler une réalité... Et en même temps, ce que l’on perçoit, c’est la beauté de ces gestes... d’où le caractère complexe et multidimensionnel de tes images.

F. D.
Cette ambiguïté entre beauté et violence me fait penser à la Crucifixion. J’ai eu une éducation catholique, on me faisait subir la messe. Je me suis rendu compte que la peinture, pour moi, c’était cette image du Christ en croix que je voyais tous les dimanches. C’est grâce à cette Crucifixion que j’ai pris conscience que la peinture existait et que j’y ai eu accès. C’est une scène très violente. Et il y a de la beauté dans une scène violente. Paradoxe. Curieusement, quand on fait l’expérience de telles scènes dans le réel, dans le contemporain, on trouve cela horrible. Cet exemple que je cite, c’est juste pour parler de l’ambivalence des images. En ce qui me concerne, je ne fais pas d’images choc. Le monde est beaucoup plus complexe que ça. J’ai plutôt un regard d’artiste anthropologue qui montre la totalité des choses sans se focaliser sur les conditions de travail pénibles. Au travers de mon film Firozabad on voit également l’affect, la sensualité, les rapports érotiques, les gestes, les sueurs, les fumées s’immiscer dans les lieux de production.

M. F.
Il est intéressant de faire apparaître dans cette discussion cette relation à une volonté d’objectivité. Celle-ci est totalement traversée par la subjectivité, puisque tu es tout de même un témoin embarqué et que tu «  vis  » totalement tes images, qui sont avant tout des moments vécus dans le réel.

F. D.
Bien sûr, mais même quand on tente d’atteindre la neutralité objective de l’étude, même quand on établit des critères pour cette étude, on est traversé par sa subjectivité. On peut avoir un regard d’anthropologue tout en restant un sujet avant tout.

M. F.
Et d’ailleurs, faire des images participe à la détermination du sujet, à la conscience de soi, pour reprendre tes mots, à la subjectivation. Mais revenons à cette première image de Crucifixion, qui semble avoir eu un impact.

F. D.
Ce rapport à cette première image  ? Je me demande parfois si c’est bien cette première image qui fait que je suis devenu artiste. D’ailleurs, j’ai abordé l’art, du moins ma formation, comme un chemin de croix. C’est terrible de dire cela, mais j’ai pressenti très jeune que ce serait un parcours initiatique difficile, et que j’allais devoir traverser beaucoup d’obstacles et beaucoup de solitude, mais que c’était la seule voie salvatrice pour moi, pour accéder à une certaine liberté. C’est ce que je pensais lorsque j’étais adolescent.

M. F.
Mais il n’y a pas de lien direct entre cette «  première image  » – on va finir par parler d’icône – et le fait que tu décides que tu seras artiste  ? Ou alors peut-on aller jusqu’à l’idée qu’il existe ce lien direct, et même que tu te vois comme artiste christique qui prend le malheur du monde sur ses épaules (rires)  ?

F. D.
Je ne suis pas sûr de vouloir prendre le malheur du monde sur mes épaules (rires)  ! Mais il y a le fait que j’ai été très marqué par l’éducation catholique et habité par cette pensée du chemin initiatique pour parvenir à être un artiste et un être libre. Sais-tu qu’en 1987, pour ma toute première exposition, je présentais une série de crucifix (rires)  ?! Ils étaient constitués de matériaux hétéroclites, briquets, bouts de plastique, récupérés à droite à gauche, puis ils étaient suspendus dans le vide et leur ombre se projetait sur les murs.

M. F.
Catholicisme, icônes, fascination pour l’image sainte, l’image qui éduque, etc.  ?

F. D.
Oui, et fascination pour la mort aussi. Et la dramaturgie, en y réfléchissant bien, on la retrouverait davantage dans mon travail aujourd’hui, mais encore une fois pas de façon démonstrative. Dans mon film Firozabad, on voit des images assez dures, on voit des conditions de travail dégueulasses et terribles pour les poumons. Quoi qu’il en soit, l’être humain est fasciné par ce qui l’attend, la mort. Pour ma part, il s’agit de construire une forme, alors je travaille avec des matériaux, des sons, des images, des sensations, des gestes, des mécanismes. Il s’agit de faire une image qui rende compte au plus juste d’une expérience, d’un territoire, d’un environnement, d’un paysage à la fois mental et réel. Il est vrai, pour reprendre ton expression d’œuvre d’art totale, que je tends vers cela. Je fais en effet quelque chose qui est presque du domaine de la performance, c’est pour cela que je ne peux pas travailler avec des assistants. Je me suis d’ailleurs demandé récemment pourquoi je tournais tout seul, pourquoi je montais tout seul. Pourquoi  ? Parce que de A à Z c’est une histoire qui me concerne et qui a du sens pour moi. Ces expériences doivent être vécues seul.

M. F.
Si je résume ce que tu sembles dire, c’est une quête de liberté, et donc il s’agit de vivre et d’éprouver par toi-même toutes les étapes, tous ces moments de la création. Tu veux éprouver tout le processus  ?

F. D.
C’est complexe. Souvent, je ne sais pas ce que je vais filmer, ce que je vais récolter, ça part d’une impulsion. Au moment où je suis face à la scène, à l’objet, de nombreux questionnements, de nombreuses contradictions font surface. Je suis moi-même très déstabilisé par certaines scènes : pourquoi je suis là, qu’est-ce que je fais là  ? Il est probable qu’une personne qui m’accompagnerait troublerait ce moment de création.

M. F.
Je pense au peintre ou à l’écrivain. Il y a une immense solitude dans la création, mais en même temps c’est précisément parce qu’il y a cette immense solitude que peut naître une œuvre.

F. D.
Et là, l’artiste va au fond des choses, ou du moins il en a l’impression.

M. F.
Même si cela fait aussi partie de la mythologie du génie créateur, il y a quelque chose de cet ordre-là, du retrait. Se retirer pour mieux créer et mieux revenir. Alors, bien sûr, je ne parle pas forcément des œuvres de commande...

F. D.
Mais la commande, pour ce qui me concerne, fait partie du processus, je me fais des commandes (rires). Elle intervient à un moment que j’ai choisi. Se passer une commande fait partie du processus performatif, c’est, comme tu l’as dit, créer une situation. L’idée est bien de voir ce qui va se passer. Mais je ne le fais pas systématiquement, ce n’est pas un système, encore une fois. Les systèmes, c’est ennuyeux au bout d’un moment. Et il faut s’amuser un peu... Ça me permet de me sentir vivant, c’est bien d’avoir des projets, des idées, différentes façons de procéder. Plus je vieillis, plus je m’aperçois que tout est bon à prendre, que tous les moments sont bons, que tout est à réfléchir, que ça ne sert à rien de trop sélectionner. Que ça ne sert à rien d’avoir peur de se perdre. Je passe des journées entières à ne pas savoir exactement ce que je suis en train de faire, à me demander littéralement où je vais, et en même temps je me fais totalement confiance. Cette confiance crée du possible tout le temps. Je dépose dans mon imaginaire des brevets d’invention pour produire des sculptures. Je peux toujours réactiver les choses, je n’ai qu’une seule vie, j’ai cette possibilité de changer d’un jour à l’autre, changer d’identité ou changer de camp, sans être inquiet ni du passé, ni du lendemain, sans avoir d’angoisses.

M. F.
Et du coup tu es constamment en projet, en train d’imaginer de nouvelles formes, de nouvelles possibilités, de nouveaux agencements.

F. D.
De nouvelles possibilités d’expérimenter, en permanence, de nouveaux projets, en effet. Tout est l’occasion d’une nouvelle aventure. Mais il y a une cohérence, néanmoins. Tout cela finit par construire une demeure puisqu’il s’agit d’habiter le monde, d’habiter les choses.

M. F.
L’art serait un des langages qui permettent de rendre la complexité du monde et de l’humanité.

F. D.
Un des langages...

M. F.
La présence de l’humain, des femmes et des hommes qui habitent ton travail  ?

F. D.
Elle est venue petit à petit. Au départ mon approche était très intimiste, introspective, abstraite. Maintenant elle est plus sociale, oui, plus humaine, oui, mais sans que je l’aie réellement décidé, c’est apparu comme une évidence. Il me paraît logique d’en être arrivé à m’intéresser à ceux qui font, à la façon dont ils le font, aux femmes, aux hommes – aux autres en fait.

M. F.
Il te paraît normal de t’être intéressé tant aux processus de fabrication, de création, qu’aux conditions et aux relations supposées par ces processus... Une approche sociale, donc, mais également politique...

F. D.
Oui. À une époque, on m’a reproché d’être trop introspectif, de ne pas m’intéresser assez aux relations humaines, sociales, politiques, mais j’en riais volontiers. Non pas que je n’étais pas concerné par les autres, par la politique, mais mon travail ne s’en faisait pas le véhicule. Ma réaction était donc de rire et de dire que ce n’était pas le moment. Je n’étais pas prêt. Je pense que tout mon travail est une préparation. Une initiation. Une préparation à quoi  ? Je le saurai peut-être un jour. Ou peut-être jamais. Parfois, je me dis que si j’ai des réponses, à la fin, approchant la mort, je pourrai peut-être percevoir, je dis bien peut-être, un peu ce que je pressentais déjà. Mais cette préparation se fait étape par étape, pas à pas, sans violenter les choses. Il faut que ça se fasse avec le temps. Ce n’est pas moi qui décide de tout.

M. F.
Bien sûr, il y a le principe d’incertitude, ce qui arrive, les autres, les rencontres, les événements, le rapport à l’art, la réflexion sur l’art, les influences...

F. D.
Naturellement, et je me laisse guider. Les rencontres sont importantes. Mais les discussions avec les autres artistes, je n’en ai que peu. Ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Les réponses à mes questions, je les ai davantage dans la vie de tous les jours, en observant les autres dans d’autres domaines.

M. F.
Le monde de l’art ne t’intéresse que peu  ?

F. D.
Ce que font les artistes m’intéresse mais ce n’est pas toujours à cet endroit que je trouve des réponses. Même si en effet c’est ma famille. Ce que j’observe particulièrement aujourd’hui, c’est la peur. Et dans le monde de l’art, cette peur m’apparaît.

M. F.
Les artistes ont peur  ?

F. D.
Certains, et je dirais même beaucoup d’entre eux, ont besoin de se justifier, de trouver tout de suite les bonnes références, ont besoin de tout référencer, leurs faits et gestes, de légitimer, d’arc-bouter la réalité, de plier la réalité à leur réalité, de rattacher leur travail à ce qui existe.

M. F.
Et ils vont puiser dans l’histoire de l’art comme dans un vaste dictionnaire, un vaste répertoire, c’est ce que tu critiques  ?

F. D.
Il y a de ça. Il y a un côté citation, scolaire, mais surtout un effort permanent de légitimation, comme s’ils avaient peur de sortir d’un monde et des codes qui le constituent.

M. F.
C’est un peu une critique de la «  fabrique  » des artistes, non  ? Cet effort de légitimation est tout de même ce que l’on demande dans les écoles d’art...

F. D.
Bien sûr que l’enseignement dans les écoles d’art est par certains aspects critiquable, et par ailleurs il me paraît évident qu’il ne faut pas uniquement graviter dans le monde de l’art, c’est bien trop étroit. Le visiteur lambda m’intéresse autant. C’est là qu’il y a des choses intéressantes à entendre, à apprendre. Je me sens assez distant du monde des spécialistes en art. Beaucoup me donnent souvent le sentiment de tenter d’asseoir leur théorie plus que d’être à l’écoute. Le fait d’être vu comme un étranger, que l’on ne peut pas cataloguer, saisir, m’intéresse.

M. F.
Être toi-même. Tu ne désires pas que l’on t’assimile à un domaine, à un système. Je mets les pieds dans le plat volontairement, mais il y a tout de même des façons d’être artiste à certaines époques, qui ne sont pas les mêmes qu’à d’autres... Bien qu’il y ait quelques fondamentaux – et ce que je dis est de l’ordre de l’évidence – , on trouve différents usages, pratiques, fonctions, relations à l’art et au monde de l’art. Et on peut tout à fait affirmer, si l’on reste bien sûr du côté d’une analyse complexe, que le contexte, la période, influent sur des manières de faire et d’être, de penser et d’agir. J’avais relevé cette phrase de Nicolas Bourriaud dans le but de te la lire, et je crois que puisque nous parlons du rapport entre théoricien et artiste, et des théoriciens qui tentent de concevoir des hypothèses et des thèses sur les formes d’art, c’est le moment... Il écrit dans Postproduction : «  Les artistes actuels évoluent dans un univers de produits en vente, de formes préexistantes, de signaux déjà émis, de bâtiments déjà construits, d’itinéraires balisés par leurs devanciers. Ils ou elles ne considèrent plus le champ artistique comme un musée contenant des œuvres qu’il faudrait citer ou “dépasser”, ainsi que le voudrait l’idéologie moderniste du nouveau, mais comme autant de magasins remplis d’outils à utiliser, de stocks de données à manipuler, à rejouer et à mettre en scène.  » Qu’en penses-tu  ?

F. D.
Je connais mal la pensée de Nicolas Bourriaud, je ne sais pas si j’ai saisi tout le sens puisque la citation est extraite de son contexte, mais je ne suis pas éloigné de ce qu’il écrit. Ce qui me dérange, c’est que les artistes, et même les personnes des sociétés développées, se servent des choses comme dans un self-service sans se poser la question de l’utilisation, de l’usage des choses et des objets. On ne réfléchit plus à la nécessité de l’objet, on l’utilise parce qu’il est là. Pour moi, c’est une réflexion sur l’accès aux choses. C’est un questionnement perpétuel chez moi, et on peut dire que c’est une immense part de mon travail.

M. F.
De te poser des questions sur l’usage, l’origine, la fonction, les conditions d’apparition, de fabrication  ?

F. D.
C’est ça. Mais aussi le rôle que je peux avoir en achetant et manipulant un objet, la façon dont je peux moi-même en faire usage. Aucun objet ne passe entre mes mains sans qu’il ne me plonge dans une réflexion profonde.

M. F.
Réflexion théorique et rêverie, d’ailleurs...

F. D.
Rêverie... ce terme me plaît beaucoup. Il y a du merveilleux dans l’usage des objets, comme il y a du terrible.

M. F.
Chaque objet, dans la totalité de son circuit, conception, fabrication, manipulations, usages, est à même de symboliser le merveilleux et le terrible, de dire la tragédie de l’existence, en somme.

F. D.
Il y a ce tout dans les objets, et ce tout est révélé quand on les voit être fabriqués et utilisés...

M. F.
Donc, tu es pour le fait de ne pas tout maîtriser, catégoriser, tu es pour le principe d’incertitude...

F. D.
Bien entendu, il faut faire avec les aléas, c’est une approche tout à fait logique du monde. Faire avec le train qui est en panne, avec la caméra qui ne fonctionne pas, avec une personne qui a oublié un rendez-vous, avec un projet qui n’aboutit pas, faire avec le grain de sable qui perturbe la machine. Et tout ça me semble profondément essentiel. Fondamental. C’est pour cela que j’aime les trains. C’est pour cela que la présence des trains est si importante dans mes derniers films. D’ailleurs, il y a encore un train dans mon prochain film, Current Temp, parce qu’il symbolise la possibilité du ratage, du manquement, de l’absence, et parce qu’il symbolise également le voyage, l’accès, les moyens modernes de déplacement, mais c’est aussi tout à fait lié au cinéma, il y a toujours un train quelque part...

M. F.
Train et cinéma sont liés depuis l’origine si l’on se réfère au film des frères Lumière L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat...

F. D.
Mais oui, tout à fait ! Toutes ces anecdotes, ces références, c’est ce qui peuple l’imaginaire et qui ressort naturellement à un tournant de la vie, au tournant d’un film, d’une image, d’une vision. À un moment donné, ces références reviennent et tu te sens poursuivi par elles, il faut les accepter, les laisser advenir. En 1896, une des premières projections des images animées des frères Lumière a eu lieu à Boulogne-sur-Mer, là où je suis né... et là où j’ai vu mes premiers films au cinéma Le Lumière.

M. F.
Ça surgit, ce sont des images latentes qui viennent se superposer à une perception dans un moment m, ça me fait penser à Aby Warburg et à sa théorie sur la récurrence des images et des signes qui ponctuent la préhistoire et l’histoire de l’humanité, mais bien sûr aussi au fait que l’artiste peuple ces images de signes et de symboles, volontairement et involontairement, qui sont autant de langages, de codes, d’indices, qui font la vie de l’image et sa dimension, et sa qualité d’ailleurs, dialectique... Walter Benjamin dit bien que «  l’image [...] est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation [11].  »

F. D.
Oui, cette citation est très juste. Je peux ressentir cet effet tout au long de la production de l’image, d’ailleurs, au moment où je suis sur le terrain, au moment où je la vois, au moment où je la monte, au moment où je l’expose. Mais pour en revenir aux trains, qui occasionnent ces réflexions, leur présence donne des choses particulières, ils impliquent une scansion, un rythme, il y a les rails, le tac tac tac, qui donnent un temps très mécanique, lequel est contredit par d’autres temps, celui de la nature ou de la ville qui sont traversés, celui des personnes qui prennent le train et vivent dans le temps de leur lecture, de leur café, de leur passage aux toilettes. Ça m’intéresse beaucoup.

M. F.
Et parce que ça dit quelque chose sur l’humanité prise dans le schéma de la machine  ?

F. D.
Ce sont les mailles du filet de la perception contemporaine. Finalement, c’est ce avec quoi on doit vivre depuis la révolution industrielle. Je ne pourrais pas rendre compte de notre monde de la même façon en filmant les chemins de campagne.

M. F.
D’autant plus qu’une majorité de personnes se déplace grâce au rail ! Ce qui me permet de renouer avec une précédente interrogation, celle du rôle de l’artiste.

F. D.
Oui, les artistes ont un rôle, mais ils ne font pas forcément la propagande de telle ou telle cause, ils appréhendent le monde selon leur culture et restituent leurs expériences, leurs différents points de vue dans leurs diverses productions. Produire, c’est aussi de l’argent. On pourrait considérer que c’est bassement matériel, concret, qu’on n’est plus dans le domaine du sensible, et pourtant c’est tout à fait lié. L’argent comme notion abstraite et l’argent comme notion concrète. Dans mon film Firozabad, cet homme qui paye ses ouvriers, de la main à la main, a des billets, des symboles, des images. Ces gestes aussi font sens, dans un aller et retour entre le mouvement et les petites images qu’il agite  ; c’est donc polysémique, polysensoriel, polyréférentiel, etc. Ça raconte quelque chose sur la production et ça parle aussi de la production de mon travail en tant qu’artiste et de celle des artistes en général.

M. F.
C’est pour cela que j’entrevois parfois des liens étroits entre ton travail et celui de Joan Van der Keuken...

F. D.
Si tu le dis (rires)  !

M. F.
Il faut trouver une économie qui permette de pouvoir repartir travailler, et cette réalité, tu la montres au travers d’images de la vie de tous les jours. C’est donc un constat sur les enjeux et les perspectives de la production, et même l’idée de production qu’il faut interroger dans les sociétés humaines. Et puis sont mis en évidence des paradoxes. Le matériel, le concret, la fabrique, l’utile, l’usage, la fonction, qui en même temps génèrent de l’imaginaire, du sensible...

F. D.
Oui, revoilà l’objet et son matériau comme dans le cadre des bracelets en verre de Firozabad. On est au cœur d’une complexité, d’un maillage, et je veux le mettre en évidence, ce maillage. Et donc je filme, je photographie, j’analyse, toute la chaîne de production d’un objet, d’un matériau. Mais lorsque je pense aux artistes qui se spécialisent dans un seul domaine, un seul matériau, je trouve qu’il y a quelque chose qui ne prend pas en compte bien d’autres parties du monde.

M. F.
Parce que ça s’arrête à l’endroit du décoratif... et ce n’est pas la façon dont tu as envie de travailler  ? Mais on ne peut pas nier la part de savoir-faire, ni le fait que ça crée aussi du mouvement, de l’économie, etc.

F. D.
Tout à fait, mais je pense qu’il faut intégrer le questionnement de l’économie dans son travail. J’ai envie de prendre plus de risques avec un projet politique plus ambitieux.

M. F.
La question des dimensions politiques est complexe, elle peut se prendre par des bouts très différents.

F. D.
Les gens qui ont une action profondément politique sont les poètes, moins les artistes «  propagandistes  »...

M. F.
La dimension politique, chez toi, elle se situe dans le fait même d’être créateur et poète  ?

F. D.
Pour une grande part, car bien entendu il y a un regard politique et social dans mes réalisations. Mais la façon dont je les produis, dont je les réalise, dont je les montre l’est aussi. Le fait de travailler seul, sans assistant, de n’avoir aucune sécurité. Je préfère payer de ma personne. Il y a un prix à toute chose, on ne peut pas y échapper, et en termes de responsabilité et d’authenticité, il me semble que ce choix est intègre.

M. F.
Les attitudes «  politiques  » sont nombreuses en art. Il y a la dénonciation, nous en parlions, mais qui peut prendre divers aspects, diverses formes. Il y a le travail sur les conditions de production que l’on observe. La façon de créer elle-même peut être conçue comme politique, comme choix de vie, engagement. Mais ce peut être aussi l’idée de faire prendre conscience, de dévoiler, de créer les conditions de possibilité d’une distanciation critique, de mettre en évidence la causalité complexe des rapports sociaux, formule chère à Brecht. Parfois certaines de ces positions et attitudes se croisent, parfois elles sont volontaires, parfois non.

F. D.
Je me situe plus au niveau d’un croisement, mais parce que je suis au confluent de plusieurs choses et parce que je conçois ma vie et mon travail comme le fruit de cette confluence. J’engage ma vie, pas celle des autres. Et quoi qu’il arrive, je dois être créatif et réinventer les possibilités de poursuivre cette vie d’artiste qui se matérialise dans un travail d’artiste. Je dois maintenir un cap qui est toujours une expérience solitaire, pour pouvoir ensuite, en effet, parler du monde et en conséquence créer les conditions de possibilité d’une distanciation critique.

M. F.
Autonomie, ne pas faire prendre de risques, être artiste, faire prendre conscience, mais de façon non dirigiste, non propagandiste, sont des prises de position politiques  ?

F. D.
Bien sûr.

M. F.
Il a été dit que ton travail s’intéressait aux effets de la mondialisation...

F. D.
Oui, ça a été dit, mais c’est pour synthétiser... C’est comme si tout ce que je venais de te raconter, tu tentais de le synthétiser, ce n’est pas faux, mais ce n’est pas complet...

M. F.
C’est là où l’entretien est important, car il met en évidence la complexité et les subtilités, les enjeux qui se croisent...

F. D.
C’est là où l’entretien fait sens... Disons qu’un article réduit naturellement la totalité d’un propos, et que précisément ça va à l’encontre de ma façon de faire, bien qu’il soit important de communiquer. Avec cet entretien, nous créons une temporalité différente, nous créons les possibilités d’émergence d’une réflexion, ce qui me plaît. Il ne faut pas clore. C’est comme la bulle de savon qui ne demande qu’à éclater et à se recycler dans autre chose. Et cet homme qui fait des bulles de savon est une belle métaphore. C’est emblématique d’une position. Et bien sûr d’une fragilité inhérente à la condition humaine. Un artiste, c’est aussi quelqu’un qui fait des bulles de savon. J’essaie d’être au plus près de cela, même si cela paraît utopique.

M. F.
Tu prends la responsabilité de vivre de cette façon. Mener une vie d’artiste, aujourd’hui, c’est un risque de nature politique, économique... même si cela peut paraître à certains prétentieux  ?

F. D.
Laissons ceux-là où ils sont (rires) ! Oui, un risque et un choix politique, économique, et contextuel aussi, parce que cela dépend beaucoup d’où tu te situes, selon ton histoire, selon les contraintes...

M. F.
Parler de l’actualité internationale, parler de l’ultralibéralisme, de la crise, de la Bourse, des flux de capitaux, c’est important  ?

F. D.
Certainement. Je suis impliqué là-dedans, et je fais mon travail, comme le gars qui fait ses bulles de savon, en ayant conscience qu’autour de moi il y a tout ce contexte qui fait que je dois faire attention à ce qu’il ne m’arrive pas un accident, je dois faire attention à ne pas me faire voler mon stock de produits à vendre. Il y a de nombreuses contingences auxquelles nous sommes tous confrontés. Mais l’artiste, lui, travaille avec ces contingences, elles sont autant de chemins qui s’ouvrent, il en fait quelque chose d’autre.

M. F.
D’une façon imagée.

F. D.
Chez l’autre, ce que je cherche, c’est une partie de moi-même, comme un peintre peut le faire.

M. F.
Toutes les images sont un peu une partie de soi-même. Ces scènes de la vie courante, on dirait qu’elles t’appellent, qu’elles te happent...

F. D.
Filme-moi, me disent-elles...

M. F.
Ce que l’on a perdu, c’est le sens de l’utopie. J’ai entendu cette phrase à la radio, je crois, mais je ne sais plus qui en est l’auteur. Elle m’a tout de suite percuté. Je crois pouvoir dire que tu as une vision non désillusionnée sur le monde, non pessimiste et même que tu crois en l’homme, sans parler de «  croyance  », et en son potentiel utopique...

F. D.
C’est vaste, cette question de l’utopie, comme tu le disais on peut l’attraper par de multiples bouts. Mais en effet il y a une confiance en l’homme, il y a une manière de dire que l’observation nous éveille à des réflexions et on peut dire qu’il y a une dimension utopique dans mon travail, tout à la fois celle de vivre comme artiste et celle de raconter des histoires aux spectateurs pour qu’ils vivent autrement.

M. F.
En somme, tu aimes ton prochain (rires) !

F. D.
J’ai reçu une éducation catholique (rires) !

M. F.
L’art peut participer à «  véhiculer  » des utopies concrètes, donc  ? Pour vivre mieux, penser différemment  ?

F. D.
Bien sûr ! Je suis une goutte d’eau dans l’océan, comme on dit, mais tout de même une goutte d’eau. Je dirais même, pour rester dans le même registre existentiel, que c’est en premier lieu ce qui donne sens à ma vie. Agir par micro-actions. C’est une particule dans le cosmos, mais on ne peut pas lui enlever sa part d’action, d’efficacité. Mais si l’art véhicule quelque chose, et véhicule entre autres de l’utopie et de la politique, eh bien c’est à la manière de la musique pour moi. Car il est question de mélodie et de rythme, c’est par ces moyens que passe le politique. Les dimensions utopique et politique sont comme la fumée qui s’infiltre partout, de façon invisible, impalpable, comme l’émotion esthétique qui te traverse quand tu entends une belle mélodie...

M. F.
Comme s’il s’agissait d’une transpiration, d’une émanation éthérique au sens chimique du terme, d’un fumet, de quelque chose de volatil, d’une sublimation au sens physique. Ce qui n’est pas incompatible, précisément, avec toute la mise en scène de tes expositions, qui est aussi très sensorielle.

F. D.
C’est ça. On peut même parler de flux, d’énergie, si cela ne fait pas trop ésotérique (rires) ! Mais attention, il ne s’agit que de moi, et je respecte tout à fait ceux qui l’expriment de façon différente en allant manifester, par exemple, ceux qui militent. Chacun sa pratique. Pour moi, ça passe par l’art.

M. F.
En immergeant les spectateurs qui viennent voir tes expositions dans une atmosphère particulière, faite de sons, d’images, de rythmes, d’éclairages, il est clair que tu mets en scène les conditions tout à fait favorables pour qu’ils puissent vivre une expérience... Disons que tu travailles dans une perspective orientée et que tu guides les spectateurs pour qu’ils puissent capter ce que tu «  dis  »... et non pas ce que tu «  veux dire  »...

F. D.
Je fais une proposition qui n’engage que moi. Je pense que cette proposition est douce, comme une eau douce, et je propose aux gens d’entrer dans cette eau douce (rires) ! Alors je ne prétends pas faire du bien à l’humanité, mais je ne serais pas tout à fait honnête si je ne disais pas que ces expositions, pour moi, c’est comme l’action d’un massage, c’est comme entrer dans un hammam, c’est de l’ordre du passage et du don. Je donne quelque chose, et c’est cela mon utopie. Mais encore une fois, je ne demande rien et ne revendique rien.

M. F.
Tu n’es pas dans une attente.

F. D.
Je suis plus dans le fait de fabriquer et de proposer. Une forme d’utopie que je fabrique avec mes propres mains et mon cerveau. C’est très simple, c’est comme les musiciens, ils ne se posent pas la question. Ils jouent, proposent, et cela peut laisser des traces.

M. F.
C’est une création de situation, encore une fois, et cette musique-là que tu joues, elle «  peut  » avoir un impact parce qu’il y a création de possibilité d’un partage, l’exposition.

F. D.
En effet, et je suis très attentif à l’impact que ça peut avoir.

M. F.
Mais tu n’es pas dans la logique d’accumulation d’un capital symbolique ou des taux de fréquentation...

F. D.
Non. Mais je serais malhonnête si je disais que je ne suis pas sensible à la fréquentation, j’aime que mon travail soit vu. Mais bien entendu, je n’ai pas les mêmes attentes qu’une institution, dont le travail et l’existence se justifient entre autres par le taux de fréquentation, et je ne cherche pas à cumuler les «  amis  » comme on pourrait le faire sur une page Facebook (rires)  ! Parfois, lors de séances de projection d’un de mes films, je regarde combien de personnes sont présentes  ; je me dis parfois que c’est trop peu puis après le film et un échange, on commence à sentir combien le public peu important en nombre a été touché. Au bout du compte, l’important c’est la qualité de ce qui a eu lieu, des regards, c’est ce qui s’est passé à l’échelle infime, ça a touché un petit nombre de personnes, mais c’est déjà formidable, c’est déjà une utopie. Le nombre n’est pas important. C’est toute la différence avec l’industrie cinématographique, pour laquelle il faut qu’il y ait du chiffre. Mais j’ai le sentiment que ça bouge, tout ça. Peut-être qu’aujourd’hui on commence à réfléchir à une autre échelle.

M. F.
Je ne sais pas si ça bouge. Peut-être que certains artistes conçoivent que l’important c’est le partage ou l’échange avec quelques personnes, en admettant que c’est déjà beaucoup. Mais la culture des réseaux sociaux, tout de même, pour le plus grand nombre, sans parler de la culture commerciale, entrepreneuriale, c’est vraiment toucher le plus d’«  amis  », de séduire le plus avec une certaine image de soi, c’est le calcul et l’attente de la fréquentation, parfois frénétique, c’est le nombre d’usagers que tu as réussi à «  réunir  », et comme dans de nombreux domaines, à l’échelle publique ou privée, la fréquentation reste tout de même un argument très important.

F. D.
Oui, mais on peut, ou on devrait, sortir de cette conception de nombre, de groupe, de masse. Il y a des pratiques qui ne fonctionnent qu’à l’échelle individuelle, et l’art en est une. Je crois avoir parlé de massage tout à l’heure. Eh bien le massage ne fonctionne qu’à l’échelle individuelle, ou relationnelle si l’on tient compte de la relation masseur/massé. Mais c’est un partage qui permet de faire du bien, de prendre conscience des tensions, et qui apaise. Pour moi, l’image du massage est une assez bonne métaphore de ce que je pense d’une exposition. Alors, bien sûr, tout peut devenir une industrie, mais restons à une petite échelle.

M. F.
J’aimerais parler encore de la création comme source d’émancipation...

F. D.
L’art m’a sauvé, tout simplement. Donc c’est une sacrée source d’émancipation. Je m’en rends compte avec l’âge, bien sûr. Ça m’a permis d’être un individu bien particulier, d’être un tant soit peu libre, de tracer mon propre chemin, de savoir prendre des décisions, d’être responsable. J’ai le sentiment que l’on vit dans une société où l’on a de moins en moins la possibilité d’être responsable de ce que l’on entreprend.

M. F.
D’autonomie  ? Les partitions de nos vies sont jouées par d’autres que par nous-mêmes  ? Il y a quelque chose d’existentialiste dans tes propos.

F. D.
Oui, voilà, de nos jours, il y a une lacune d’autonomie. On vous programme, on décide pour vous, il reste juste à exécuter. Alors qu’il y a une forme de jouissance, de plaisir intense à pouvoir être autonome, à être responsable de ses actes, de ses actions. Parfois, je ressens même des moments d’extase à me sentir pleinement libre de mes choix et de ce que je vais proposer aux autres...

M. F.
Mais tu es un «  éveillé  » (rires)  !

F. D.
Restons modestes, mais oui (rires) ! Dans nos sociétés capitalistes, l’art est peut-être l’une des seules voies qui restent pour vivre ce genre de choses.

M. F.
C’est aussi le sentiment d’avoir sa place, de jouer un rôle  ?

F. D.
Exactement. D’avoir sa place quelque part, mais il n’est pas question de territoire. C’est de s’appartenir...

M. F.
Finalement, c’est sentir et avoir conscience d’être là où on a envie d’être et de faire ce que l’on a envie de faire «  réellement  »  ?
F. D.
C’est une bonne formule. Mais curieusement, quand je pense à tout ça, j’ai des références qui émanent plus du domaine de l’écriture. Comme Mishima, par exemple, qui a pensé sa vie de façon sensible et autonome, qui a assumé ses choix en toute conscience. On en revient à l’histoire des chemins et des bifurcations. La décision de bifurquer, mais de façon réfléchie et non par défaut et sous la contrainte, c’est cela qui est important. Faire le choix. Prendre la décision. Être libre, c’est ça, c’est pouvoir agir comme tu l’entends et comme ça te semble le mieux pour toi et pour tout le monde. L’utopie que j’ai, à l’échelle intime, même si j’ai pu penser à certains moments que c’était de la naïveté, elle est simple. Prenons l’image du livre. Les dernières lignes que tu écris sont les plus importantes, et le plaisir de se dire : «  J’ai fini, je peux refermer le livre, j’ai fait mon travail.  » Se sentir en pleine possession de ses moyens, prendre consciemment la décision, en paix et en toute sérénité avec soi-même, que c’est la fin, sans que quelqu’un décide pour toi, eh bien c’est une pure extase. C’est de soi à soi. Il y a une forme d’érotisme là-dedans.

M. F.
L’art comme révolution par la douceur, comme révolution érotique (rires)  ?

F. D.
C’est par la douceur que ça se passe, effectivement. Tu peux le sentir tous les jours. Les vraies décisions se prennent de façon très douce, ce sont les plus fortes, les plus radicales. Lorsque Mishima décide de se suicider, il décide en toute liberté de sa fin. C’est quelque chose que je trouve puissant et élégant de pouvoir décider de son sort. C’est cela que je recherche, modestement.

Conversation réalisée en 2013 et publiée dans Firozabad Meisenthal - Blow Bangles Production, livre d’artiste aux éditions Lienart.

Notes

[1] Aires, film, 54’, sonore, sans dialogue, 2013.

[2] Los Sueños de Daireaux, film, 55’, OV Spanish, 2012.

[3] Blow Bangles Production, presented at La Maréchalerie, centre d’art contemporain de l’énsa-v, Versailles, from January 23 to March 31, 2013.

[4] Firozabad, film, 64’, sound, without dialogue, 2013.

[5] Hannah Arendt. The Human Condition. Chicago : University of Chicago Press, 1958.

[6] Skizzes, series of 203 skizzes positioned on the floor, silicone, floral foam, 5 × 2 000 × 600 cm, 2009, presented during the exhibition Tout commence par les pieds, Villa Tamaris Centre d’art, La Seyne-sur-Mer, January 23 to March 1, 2009.

[7] Bruce Chatwin. The Songlines. United Kingdom : Franklin Press, 1986.

[8] Richard Shusterman. Body Consciousness : A Philosophy of Mindfulness and Somaesthetics. New York : Cambridge University Press, 2008.

[9] Current Temp, film, 100’ (proposed length), sound, without dialogue, 2014.

[10] Phonetic translation of the Hindi term used to designate bungles of glass bangles.

[11] Walter Benjamin. The Arcades Project. Ed. Rolf Tiedemann. Trans. Howard Eiland and Kevin McLaughlin, New York : Belknap Press, 2002.