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François Daireaux, à propos de Vert de terre

- Ta pièce est composée de 56 éléments réalisés à partir de colle thermofusible injectée dans des blocs de mousse florale verte préalablement creusés. Ces éléments étaient disposés à la surface d’une cimaise. A l’entrée de la galerie, avant même de découvrir l’ensemble que je viens de décrire, le regardeur se trouvait face à 5 photographies, 5 images de 5 éléments agrandis par deux fois. Ce qui est intéressant c’est que ces éléments avaient déjà été utilisés dans une pièce précédente…

- C’est un mode opératoire que j’ai élaboré pour une installation à la galerie municipale E. Manet à Gennevilliers en janvier 99. Elle était composée de 800 modules 20 fois plus petits que ceux que je présente ici. Ceux-ci, alignés au sol, définissaient un périmètre que l’on pouvait franchir. Mon travail est souvent basé sur la mise au point d’un module qui tout en se répétant change de forme et de couleur. Ce n’est jamais tout à fait le même élément. La différence et la répétition sont des préoccupations récurrentes dans mon travail. Les modules agrandis par deux fois à Pougues accentuent le côté monumental. Ils sont installés en frise et rappellent la notion de motif.

- Ces modules, ces unités, ont été posés le long de la surface d’un mur. Ils sont donc confrontés à cette surface. La pièce semble osciller entre sculpture et peinture. Ce flottement entre la sculpture et la peinture, ce glissement de l’un à l’autre fait-il parti de tes préoccupations ?

- C’est une chose qui m’intéresse beaucoup. Je me définis plutôt comme sculpteur or le mur est pratiqué par les peintres. Je travaille beaucoup sur la matière et les matériaux et pourtant, j’ai sans cesse l’impression de tendre vers la dématérialisation, c’est à dire que je choisis la sculpture et en même temps je n’ai pas envie de faire de la sculpture. Un de mes problèmes est d’aller à l’encontre d’une matérialité souvent liée à la sculpture classique. Quand je plaque ces éléments au mur, quand je les accroche, je nie leur relief, leur volume, leur poids. Je les traite comme des touches de peinture. Comme ce sont des éléments autoportés il y a un rapport direct avec la terre qui est signifié. Lorsque j’installe une sculpture j’essaie de renverser le travail, de le présenter comme un travail de peintre. C’est une façon de faire bousculer les choses à un moment donné, de les mettre en place.

- Ces modules ont une forme organique, biomorphique…

- Mon travail actuel est très organique et imprégné par toute une mise en œuvre mécanique.

- Que signifie cette lutte contre la matérialité ?

- C’est une contradiction que j’interroge.

- Tu occupes la surface du mur comme certains peintres du XXème ont occupé leur toile. Je pense à Strzeminski, Pollock, Rothko ou encore Toroni, on pourrait bien sûr en trouver d’autres – c’est à dire que la toile était traitée en tant que surface, remplie de façon homogène, sans hiérarchie ni profondeur. Tes éléments laissent des zones vides sur la cimaise, mais envahissent néanmoins toute son étendue. Comment ont-ils été disposés ?
- Ils sont placés de manière plus ou moins aléatoire pour couvrir de façon homogène toute la surface du mur. C’est l’occupation d’une surface murale avec un désir d’équilibre et d’une bonne répartition des masses.

- Pourquoi avoir choisi cette mousse florale ? Quelles caractéristiques physiques t’interressaient ? Sa couleur ?

- La peinture est présente même dans le matériau et sa couleur. Cette couleur verte ce n’est pas moi qui la définie. Elle est donnée par la mousse florale que j’emploie. Pour une réalisation antérieure j’avais contacté deux fabricants de collants afin qu’ils me donnent leur collection 95. C’est elle qui définissait les couleurs des pièces. De cette manière, on peut imaginer la production d’une nouvelle pièce suivant le même procédé mais en utilisant la collection 99. La pièce aurait certainement eu des couleurs très différentes. Les couleurs changent en fonction des modes, évoluent, se dégradent avec le temps. J’ai observé dans les magasins au rayon décoration florale – je trouve souvent mes matériaux dans les grandes surfaces – que la mousse florale est une matière qui se décolore à la lumière de jour. Sa couleur instable, sa fragilité, sont des qualités qui m’intéressent. Il suffit de poser le doigt dessus pour la marquer. Elle enregistre le moindre événement. C’est comme une éponge. J’aime les matériaux instables, changeant, qui bougent avec le temps, qui nécessitent de l’attention, du savoir-faire. Ce sont des matériaux sur lesquels je peux reporter une histoire.

- Il me semble que tu t’intéresses aussi à la fonction et à la signification de ce matériau…

- Un matériau n’est jamais uniquement utilisé pour ses qualités physiques. Le fait que cette mousse en s’imbibant d’eau conserve les fleurs fraîches pour des compositions florales stimule mon imaginaire. Cela me fait penser à la conservation de quelque chose qui finit par se dégrader pour disparaître. Ces notions me préoccupent beaucoup. L’aspect funèbre que l’on retrouve dans ma pièce est aussi important. Dans mon travail, il y a la notion de fleurs, d’immortalité. A la place de piquer des fleurs, j’y ai piqué un bâton. Tout cela finit par créer une histoire, c’est un support non seulement matériel mais symbolique. Mais tout reste sous-entendu. Le public ne doit pas obligatoirement avoir ces informations pour apprécier mon travail. Je n’aime pas les démarches trop explicites.

- Tu penses donc qu’en art aujourd’hui les choses sont trop souvent simplifiées et clairement énoncées ?
- Certains artistes disent « je fais cela car je veux dire cela et cela ». Ils montrent, exposent le mode d’emploi. Ils ne laissent aucune liberté à l’autre. Le sens est vite épuisé. C’est un procédé assez scolaire. Ça peut fonctionner dans certains cas, mais pas pour tout. En ce qui me concerne, si le spectateur regarde mon travail uniquement sur son aspect formel, il passe à côté de ma démarche. Le travail de la mousse verte pose un tas de questions qui vont bien au delà de la forme. Le fait de piquer mécaniquement un bâton dans un bloc de mousse me fait penser à Hantaï. C’est un travail à l’aveugle.

- Tu viens d’utiliser plusieurs fois le mot mécanique pour qualifier un processus de production et le fait que tes modules soient réalisés à partir d’un geste automatique, répété. Il y a donc un certain anonymat dans l’exécution de l’œuvre. Lorsque tu piques la mousse n’essayes-tu jamais d’anticiper la forme ?

- Non, pas vraiment, je pique un bâton dans un bloc, je creuse, je vide, je fabrique du vide. Je sais qu’il ne faut pas dépasser une limite. Mon geste est très machinal, méditatif. J’imprime, j’enregistre. Il y a un grand détachement dans ce procédé. Quand je coule la colle à haute température, je laisse les matériaux travailler entre eux, je sais que ça travaille à l’intérieur, que je ne peux pas tout maîtriser. J’observe. J’apprécie ce détachement. Le module est un enregistrement, une cristallisation.

- Après avoir parlé de la sculpture en termes picturaux tu utilises maintenant des notions photographiques. Impression, enregistrement, ces mots évoquent l’idée de trace, d’empreinte, d’avoir été là, d’indice, d’index. Tu parles de geste symbolique mais n’es-tu pas intéressé par l’imposition directe des choses, par quelque chose de sub ou de présymbolique ?
- Les modules sont pratiquement homothétiques à un format photographique, ce sont des moments figés. La dimension du temps est très importante dans ce travail. Dans son mode de fabrication. Mes sculptures sont comme des pièges, je ne peux pas revenir en arrière. Quand je pique tout est enregistré. Quand je parle de plaque photo sensible et d’impression, on ne peut pas s’empêcher de penser à la mémoire. Finalement tout est enregistré et d’une façon irrémédiable.

- La disposition des modules et leurs formes créent des tensions. Les formes de par leur étrangeté suscitent des sensations… Elles paraissent évidentes, naturelles mais elles sont en même temps dérangeantes, situées entre l’inconnu, l’innommable et le familier. Le regardeur me semble se trouver en situation de percevoir des émotions assez contradictoires.
- Ces formes sont des surfaces de projection, des réceptacles pour que les gens puissent projeter leurs fantasmes, leurs visions, leurs impressions. Ce sont des plaques photo sensibles, des clichés aussi.

- La couleur est froide et ambiguë, ni naturelle, ni artificielle…

- C’est une couleur un peu indéfinissable, un verdâtre. Cet habillage verdâtre fait penser à un camouflage. Parfois, le côté organique de ces pièces me dérange. Une œuvre n’est-elle pas faite pour être dérangeante ? Et si l’on est pas dérangé par sa propre œuvre qui peut-on déranger ?

- Ce qui m’interpelle c’est que ton travail malgré son aspect organique possède certains traits des œuvres minimales – l’idée d’un certain retrait de l’auteur, cette notion de multiplication, de sérialité, de répétition, la critique de l’espace pictural illusionniste, la critique de l’espace euclidien… Bien sûr ton propos est totalement différent, tes formes ne sont pas industrielles. Tu ne t’intéresses pas seulement à la phénoménologie. Ton travail fait appel au sensible et à l’imaginaire et tu réalises tes pièces toi-même.

- Tout ce que je fais est fabriqué maison. J’utilise des matériaux industriels, mais je fais tout moi-même. Dans l’art contemporain ce n’est pas très courant de voir des artistes travailler manuellement et c’est fortement critiqué, ça peut paraître ringard. Aujourd’hui l’artiste fait souvent réaliser par d’autres ce qu’il a pensé. Je ne suis pas fermé à ce genre de choses mais ça me dérange quand ça devient un dogme et que l’artiste s’interdit de faire, comme si la manipulation et la transformation de la matière étaient taboues. Il est important de transformer, d’être en contact avec les matériaux, j’ai besoin de cela. Peut-être que cela changera. Quand je fais de la photo j’éprouve parfois une certaine frustration. Il y a une distance telle avec la matière et le sujet que je ressens un manque qu’il est nécessaire de combler. Lors de la production des pièces, j’attends certains incidents, certaines choses inattendues, qui vont avoir des conséquences sur ma réflexion, sur ma pensée. J’attends cela. Cela m’amène à des choses auxquelles je n’aurais pas pu accéder autrement. J’aime cette façon d’avancer… C’est vrai que parfois je fais un peu de la science-fiction, il y a des univers dans mon travail qui sont attachés à des formes étranges et surnaturelles, mutantes, mais en même temps c’est très contrôlé, tout est calibré, ce n’est pas un truc qui va évoluer de façon anarchique, il y a un ordre. Cette dernière pièce est très ordonnée. Pour en revenir à la répétition, elle est une manière d’interroger l’image et le multiple par exemple, qui sont des préoccupations de l’histoire de la sculpture.

- Malgré son développement le long du mur, ta pièce sollicite le corps du spectateur et semble l’entourer. Est-ce que tu appelles des « paysages » ?
- Souvent je réalise des installations de dimensions importantes pour que le public se retrouve impliqué physiquement. Amener le spectateur à entrer dans mon travail est une dimension importante. Cela correspond à cette impression de traverser un espace ou un paysage et de ne plus savoir si on se situe à l’intérieur – ou si l’on est simplement extérieur – de ce qui se passe. C’est aussi traverser l’espace de la peinture. Mon travail consiste à créer des images, pour qu’à un moment donné la personne qui la regarde se retrouve enveloppée par l’image.

- Plus précisément, comment la pièce de Pougues enveloppe-t-elle le spectateur ? Tu places le regardeur dans une position ambiguë. Il est dans l’impossibilité de voir en même temps l’objet et sa représentation photographique. Il est toujours entre les deux, entre la représentation et une expérience physique qui n’évacue pas la matière ou la tactilité…

- Quand le spectateur entre dans le centre d’art, il est d’abord confronté à 5 images. Ensuite il laisse derrière lui ces images et découvre le mur avec ces 56 sculptures. Alors il est face au réel. Le rapport à la représentation photographique de la sculpture au double de sa taille réelle et la sculpture réelle est évidemment très différent. L’image photographique est déjà une interprétation. Certains préféreront l’image de la sculpture à la sculpture réelle. L’image à la chose. Le médium photographique évoque la perte, le passage à une toute autre présence. L’enveloppement se réalise en deux temps. Une notion d’espace temps est instituée dans ce déplacement. Il est tenté de revenir en arrière comme dans un film. Cette notion cinématographique me semble importante pour ce travail. La pièce exposée à Gennevilliers était, elle aussi, un peu comme la bobine d’un film avec ses images sauf que ce n’est pas du 24 images secondes.

- Dans ton travail il y a quelque chose d’indéfinissable, qui fuit, qu’on ne peut pas classer, les pistes s’entrecroisent et sont brouillées…
- C’est quelque chose que j’entretiens même un peu dans mon discours. Si tout est dit je ne vois pas à quoi ça sert. Je cherche une certaine liberté. Je veux que mon travail reste ouvert, qu’il soit possible de prendre des directions différentes.

Cette conversation a eu lieu le 30 novembre 1999 au Parc Saint Léger, Centre d’Art Contemporain dans le cadre de la résidence de François Daireaux à Pougues-les-Eaux.