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François Daireaux, Atelier, Monde, Fragments.

Il s’agit de séquences d’images, glanées au gré du voyage entre 2004 et 2007.
Tour du monde dans le grand atelier mondialisé d’un artiste qui ne revendique à ce jour que très peu de domiciles fixes... Le voyage pour François c’est à la fois l’envie d’aller vers les autres et une manière de repousser les limites que l’ordre dégradant de la horde impose aux hommes rares, précieusement hors normes. Sculpteur, il aurait pourtant bien besoin de se "poser" dans un atelier d’artiste "normal" où remuer machines et matières. Il se contenterait même bien d’un atelier d’artiste "normé" à loyer modéré, de type RIVP [1].

C’est aussi comme cela que se construit la pensée d’un artiste, modestement, au travail, comme le faisait Brancusi dans son coin de l’impasse Roncin. Aux confins d’un monde, l’atelier est aussi un havre de paix.
Au lieu de cela, la liste des dix adresses en vingt ans qui furent celles de François ressemble aux stations d’un chemin de croix entre Paris et Casa. La plus belle d’entre elles reste à coup sûr la première qui est aussi la dernière : rue Constance. François Daireaux, comme Jacques Cartier en 1533, parcourt le monde, non sans savoir que le navigateur, remontant le Saint Laurent, fût arrêté par les rapides de la Chine... Cartier ne pouvait plus désormais que ramener quelques diamants du Canada... Quittant Saint-Malo, il était tout de même parti chercher le passage du nord-ouest. Son décept fût aussi long que le voyage de retour.

Pas davantage que pour Cartier, la quête des richesses ne motive François dans ses tours du monde. En fait, l’attitude face au voyage de François est proche de celle de mon ami Alain Vérot, médecin du travail hors du commun parti exercer entre Orénoque et Amazone, en Guyane, disparu en 2007. Un autre de ses amis, Michel Steyaert, témoignait ainsi de l’existence d’Alain : " Médecin tu l’étais, totalement, entièrement à l’écoute de la souffrance humaine, de la misère, ta connaissance de la vie te permettait de tout comprendre, de tout partager avec tes patients. Mais tu étais un médecin atypique, marginal et cela déplait aux notables aux biens pensants, aux gens établis, bref, aux braves gens. " François n’est pas médecin du travail, mais le regard qu’il porte sur les gestes, les choses et les gens qui les fabriquent, fait du bien. Ce regard qui soulage est tout aussi atypique que celui que portait sur la vie mon ami Alain.

De la même manière, cela déplait aux notables bien pensants, aux gens établis, artistes mondains et autres polichinelles tristes qui abondent dans les vernissages parisiens. François n’est pas mondain, il est mondial "homme aux semelles de vent" comme mon ami Alain, il est de la trempe d’un Paul Lafargue ou d’un Henri de Monfreid. Je lui souhaite simplement une existence un peu moins rude. François est un artiste qui n’a pas oublié d’être un homme, il aime l’humain jusqu’à ses gestes les plus humbles. Peintre du Réel, son regard nous dira que la merde est belle si main d’homme ou de femme l’ont touchée. Il connaît pour les avoir expérimentées, partout dans le monde les pesanteurs du quotidien qui suffisent à ennoyer la multitude de nos singulières humaines conditions. Par la simple répétition et une cadence imposée du geste on transforme n’importe quel pacifiste en soldat.

Ce genre de métamorphose est d’autant plus aisé à opérer que les sujets sont jeunes, tels les enfants soldats qui meurent et tuent en Afrique. Les glissements du jeu au sale boulot sont rapides, la panoplie du chevalier est à l’origine de celle de bien d’autres métiers... Dans les suites d’images de François, l’attention se concentre sur les mains ou sur les pieds des sujets. Les doigts d’un travailleur sont caparaçonnés pour mieux se jouer de la chaleur du métal à braser. Le bout d’un ongle devient une lancette pour replier le bout d’une cigarette. Le plus souvent, cependant, le travail s’effectue à mains nues, pas le temps de mettre des gants, faut respecter la cadence... Le contact avec les matières est lui aussi direct, de prime abord jouissif. Les pieds dans la terre d’un ouvrier des briqueteries de Marrakech, sont aussi beaux que ceux d’un peintre Gutaï dans la peinture, mais la répétitivité des gestes et des postures finissent au long cours d’une vie par "sculpter" le corps de l’ouvrier davantage que la matière première naturelle dans laquelle il patauge, par définition inépuisable... Cette déformation, cet épuisement des corps au travail, est implicite, "hors champ" comme dirait Godard, jamais complaisante ou pithiatique, elle reste digne et politique. Les corps sont vus en morceaux, car le savoir à leur propos reste parcellaire, on se doute bien que cela n’est pas toujours une partie de plaisir, mais reste tout de même la "beauté" des gestes... Tout reste sur le fil... Ces images ne tiennent parfois qu’à un fil. Le fil de la lame qu’aiguise le rémouleur de Fès devient d’autant plus rectiligne que tout son corps devient tors, au point que l’on ne sache plus, voyant l’image et entendant le bruit qui trahit l’inertie énorme de la meule de pierre, si c’est d’une main ou d’un pied qu’il fait tourner ce grand disque minéral, soleil de pierre sur horizon de sédiments humides...
Dans ce grand atelier de François, il est des schèmes qui glissent ainsi d’une séquence d’images à l’autre. En fait, tous ces éléments apparemment disparates permettent de se faire une image assez complète de cette réalité crue de notre monde d’aujourd’hui que l’on a bien du mal à ne cerner qu’avec l’aide des seuls instruments fournis par la raison.
Il en est ainsi d’un fil qui n’est pas simplement narratif d’une séquence à l’autre, c’est bien la matérialité des choses qui se répondent en même temps qu’elles s’interrogent les unes et les autres pour donner à penser et à réfléchir au déroulé même de la vie des sujets. Peu de sujets sont filmés en totalité, en pied, dans cet enchaînement de séquences que nous livre François. Pour être précis, il n’en est que deux : un enfant au travail, petit passementier de Tétouan et un chinois en retraite, vieil homme tout à sa lecture d’un dazibao, la main agitant en continu deux boules métalliques dont la densité et le son ont des vertus curatives. Ces deux êtres, le jeune et le vieux tiennent chacun l’un des bouts du fil de l’existence. Le plus jeune n’a pas assez de ses deux mains pour travailler, le fil lui sort de la bouche, il mord à belles dents son ouvrage, ses deux bras sont les bielles d’un corps devenu tout entier métier de passementier.
La rapidité des gestes évoque l’ivresse de ces jeux où les enfants s’affranchissent de leur équilibre en tournoyant sur eux-mêmes, mais ici chaque geste est scandé, tendu comme le fil qui se doit d’être le plus long possible en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Le petit ouvrier ne parle pas. Seule sa production sort de sa bouche. Le métier Jacquard, celui des Canuts de Lyon c’était l’usine à domicile, dans la maison, au coeur de la famille. Ici à Tétouan, l’usine est au corps, point même n’est besoin de maison, le petit ouvrier produit en solitaire, dans la rue, le lieu de sa révolte ne peut donc plus être que dans sa tête... À l’autre bout du fil de la vie, à l’autre bout du monde, devant le journal collé au mur, les doigts du vieux chinois ne s’arrêtent pas, eux aussi tournoient sans cesse, agitant en pure perte une constellation métallique au creux de sa paume. Un ouvrier ne s’arrête pas, seuls les bourgeois ont hérité des moines, cette manière oisive de lire sans agir. Tout comme ces personnages qui ont accroché son regard, François ne peut penser sans agir, ni agir sans observer. Regarder c’est déjà travailler pour ce sculpteur, dont les pratiques et le savoir-faire s’enrichissent aussi de ce qu’il sait qu’il lui faudra toujours tout recommencer pour arriver au geste le plus juste, le plus simple, le plus adapté au matériau souvent choisi pour ses qualités et ses affinités propres à graver en trois dimensions la mémoire d’un geste. La même tâche toujours recommencée... Châtiment qu’à l’aune de ses crimes, Sisyphe n’aurait pas renié.

Si ce texte, à propos des très belles images de François reste ainsi démembré, fragments épars sur la table de travail, ce n’est pas que l’ensemble manque de corps, bien au contraire, on sait depuis les présocratiques qu’un fragment peu fort bien dire le tout. François ne s’y trompe pas et nous montre rarement un corps en entier, ce qui n’enlève rien à son grand respect de l’intégrité des sujets, dont il ne nous dévoile que partiellement l’image. François est un artiste mondial. Il n’a rien, mais son travail déborde d’intelligence, il est généreux et exubérant, le contraste est violent. C’est là le symptôme d’une époque et d’une génération où les artistes doivent à nouveau se définir de manière politique, selon qu’ils se laissent ou ne se laissent pas emporter par les vents dominants. Pour marcher droit de nos jours, il faut une belle volonté et ne pas avoir de trop belles chaussures est le plus sûr moyen de rester les pieds sur terre.

Puisque je suis désormais un voyageur immobile, je ne puis que te souhaiter bon voyage François. Ce genre de voyage n’est jamais terminé, toujours tu nous ramèneras ces images qui nous parlent à la fois de nous et des autres, pour tout dire de notre humaine et globale condition. En attendant des moments où l’écriture, comme la vie redeviendra plus paisible, des moments où les mots fatigués de ces combats stériles retrouveront le calme et la sérénité des grands fleuves de la Chine ancienne, ces moments où l’art et les mots savaient se mêler aux creux des méandres du pinceau... En attendant ces moments-là, bon voyage François, à ta prochaine escale nous échangerons sur le quai d’un quelconque port, un sac de mots contre un sac d’images. Puissent à défaut de mes mots, mes pensées t’accompagner en tous ces bouts du monde, Finis terrae, politiques, économiques et sociaux, péninsules de l’art et de la libre pensée, où tu voudras bien te risquer pour une plus grande dignité de notre humaine condition.

François tu dépares très bien dans le paysage morne de l’art d’aujourd’hui, je suis heureux de t’avoir rencontré.

Paul Cabon, le 14 octobre 2007

Texte publié dans le catalogue « 78 suite », collection« Petit format », édité par la galerie Duchamp, Yvetot, 2008.

Notes

[1] Régie Immobilière de la Ville de Paris