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Le bâtisseur de ruines

Pour François Daireaux, être vraiment dans le présent c’est être déjà en quelque sorte dans un souvenir à venir. Certes son œuvre se déploie dans l’espace – et puisque l’artiste privilégie la prolifération, la sérialité, la profusion d’éléments, ses installations tendent à investir beaucoup d’espace. Force est en effet de constater que les éléments qui composent ses pièces, s’accumulent de manière presque vertigineuse : la pièce murale Vert de terre est constituée de quelques 113 éléments (réalisés à partir de colle thermofusible injectée dans des blocs de mousse florale verte) ; Mes Ruines – une pièce encore en expansion – ne comporte pas moins de 154 pièces uniques ; les centaines de modules qui composent Tapis s’étalent sur quelques 30 mètres carrés… Et pourtant, c’est bien dans son rapport au temps – au temps à venir – que se déploie l’imaginaire de l’artiste.

L’histoire de l’avenir

On ne finira jamais d’écrire l’histoire de l’avenir. Dans l’histoire des visions souvent grandioses qu’avait le passé de son propre avenir, la représentation du futur sous forme de ruines imaginaires est une façon récurrente d’éviter le provincialisme temporel dont souffre tout regard prospectif. Le jour de l’inauguration de la Banque d’Angleterre à Londres en 1832, l’architecte Sir John Soane s’est vu remettre une petite aquarelle, réalisée par l’artiste anglais J.M. Gandy, intitulée Ruine architecturale – une vision, et qui représente l’édifice dévoilé ce jour-là au public, mais dans un imaginaire état de ruine à venir. Or il paraît que le cadeau fut bien accueilli par l’architecte, qui l’a reçu comme une manifestation d’admiration : en effet, en accélérant l’inéluctable processus de déchéance, Gandy ne fait-il pas apparaître Soane comme un architecte exemplaire, tenant d’une sublime position philosophique, qui, par-delà la vanité de ses clients et de son époque, n’entretient aucune illusion quant à la permanence de ses réalisations les plus monumentales ?
Cette ruine par anticipation suggère, d’une part, que la pleine signification de l’architecture ne se déploie que lorsqu’elle commence à s’immerger de nouveau dans le paysage d’où elle avait émergée. Et d’autre part, que c’est au moment de la ruine que la culture et les ouvrages qui l’incarnent concluent une trêve, ne serait-ce que passagère, avec la nature. N’est-ce pas à ce moment crépusculaire entre culture et nature, entre chien et loup – à ce moment de la ruine – que nous sommes le plus intensément conscients de nous-mêmes comme des êtres historiques ? Comme des orgueilleux bâtisseurs de l’histoire, mais aussi comme ses humbles victimes ? A ce moment-là, les ruines deviennent nos ruines ; ou plus exactement, dans la mesure où la vision de cette dissolution à venir s’adresse à chacun dans sa singularité, comme Mes Ruines.

Paysage de ruines, avec spectateurs

Tel est, précisément, le titre de l’œuvre de François Daireaux qui résume le mieux le rapport qu’entretient l’artiste avec le temps.
Convaincu que nous sommes dans une ère de l’éphémère qui, derrière elle, ne laissera plus de ruines, François Daireaux s’est mis à en produire. Et ce qui nous retient devant Mes ruines – sorte de maquette d’une ville dont l’état de ruine est à la fois originaire et définitif – c’est leur capacité à faire sentir le temps sans passer par l’évocation d’une quelconque causalité historique. Dans ce petit paysage urbain, composé de dizaines de petites architectures rectangulaires, leurs charpentes ravagées mais leurs murs encore partiellement intacts, s’alignent des rangées de palissades, de cathédrales, de parthénons : de loin, le tout ressemble vaguement à des blocs de moteur. Éclairée par un spot, la surface rugueuse des structures à couleur de terre attire le regard, mais la mise en place serrée de l’ensemble empêche en même temps le spectateur de s’en approcher à sa guise.

Chez François Daireaux, chaque décision, chaque geste, y compris ceux qui n’affectent pas l’apparence visuelle du travail participent à la production du sens : le fait qu’il utilise des chutes de bois pour produire Mes Ruines n’est pas anodin, pas plus que le recyclage des éléments des pièces précédentes dans Entrée, ou le fait que le mouvement pénétrant dans Surface fasse écho à un geste récurrent dans son travail. « Je ne connais rien au moulage traditionnel, affirme-t-il, je m’immerge dans un processus. » C’est en effet l’aspect processuel, presque rituel, qui est fondamental chez Daireaux, et lui permet d’investir le temps de production de l’œuvre avant d’investir l’espace de son exposition ; et c’est le processus de réalisation qui distingue une œuvre comme Mes Ruines du travail des Poirier.

Malmener la perception

Alors que le travail de Daireaux se caractérise souvent par la disparition des couleurs vives au profit du grisâtre, du verdâtre et de l’ocre brune, Tapis nous met devant un coloris des plus variés, ce qui confère à l’espace de cette installation une dimension picturale, presque méditative. C’est pourquoi, de prime abord, l’œuvre semble si accueillante. Or, dès qu’on se déchausse et met le pied sur le « tapis », loin de s’enfoncer dans le travail, on est surpris de découvrir la dureté et la froideur des rouleaux obtenus en bourrant des bas féminins de silicone. Légèrement mal à l’aise, le spectateur comprend physiquement l’importance du choix des matériaux : la dureté du silicone semble en contradiction avec les vives et chatoyantes couleurs des bas féminins qui composent la pièce. Si en apparence les formes lovées invitent à la caresse et au repos, leur surface se révèle dure au toucher physique. Les formes enroulées, presque sensuelles, la joyeuse variété de couleurs et leur composition aléatoire (bien que soigneusement alignées) malmènent notre perception.

Pénétrances et paradoxes

L’artiste a récemment poursuivi ses recherches sur les paradoxes de la perception et de la surface sous forme de vidéo. Dans Surface, une vidéo réalisée à Bakou en Azerbaïdjan, Daireaux filme en gros plan des câbles de derricks qui s’enfoncent dans la terre, puis remontent bruyamment. Les câbles défilent si rapidement que l’œil parvient difficilement dans un premier temps à identifier de quoi il s’agit : ayant la projection pour seul contexte (le cadrage serré empêchant toute autre mise en contexte), le spectateur serait sans doute condamné à lire l’image comme entièrement autoréflexive (une pellicule qui se déroule et se rembobine), si le film n’était pas entrecoupé d’images du paysage azerbaïdjanais dévasté par le pétrole et jonché de détritus. Des câbles emmêlés, des tiges de métal tordues, des outils abandonnés dans d’énormes flaques de boue et de pétrole (qui deviennent des miroirs de circonstance, produisant des reflets d’une parfaite symétrie) constituent autant de rappels visuels des sculptures précédentes de l’artiste. Décidément instable, le passé apparaît comme une inépuisable nappe de souvenirs à venir.

Stephen Wright

Texte de présentation de l’exposition "Parcours" du 6 mars au 18 avril 2004, Centre d’Art "L’H du Siège", Valenciennes, France.