Accueil du site > TEXTS > Entretiens de Thierry Heynen avec François Daireaux

Premier entretien, le 11 juin 1998.

Thierry Heynen : Comment naissent vos sculptures : d’une matière, d’un matériau, d’une idée, d’une couleur ?
François Daireaux : Je manipule beaucoup les éléments, je les confronte entre eux, et avec l’espace de l’atelier ou du lieu où je vais les exposer. Le hasard issu de la manipulation intervient également dans le processus de création. J’interromps souvent une pièce pour laisser faire le temps, afin de l’éprouver.
On trouve deux types de matériaux. L’un est issu d’un univers féminin : bas, collants, rouges à lèvres, vernis à ongles, cheveux… l’autre vient plutôt d’un magasin de bricolage : silicone, mousse polyuréthanne, polyester, plâtre… Comment s’est fait le choix des matériaux ?
Il s’est fait en fréquentant les rayons de bricolage, en déambulant dans les grandes surfaces. Je suis assez attentif à tout ce qui se fait dans les techniques du bâtiment, dans les matériaux de construction, pour ensuite me les approprier. Etant destiné au plus grand nombre, ces matériaux sont souvent faciles d’emploi et ne nécessitent pas de gros dispositif. J’aime penser qu’il faut peu de moyens pour réaliser mes sculptures.
D’où vient le choix des matériaux féminins ? Le bas est très présent dans la plupart de vos pièces.
Avant d’utiliser le bas, je travaillais déjà sur la transparence avec le papier cristal, ou des tissus de pansements qui laissaient -ou ne laissaient pas- passer la lumière. Dans ma première pièce réalisée à partir de bas, il m’intéressait de travailler sur la nudité, sur l’enlèvement -ou non- du voile pour obtenir une forme. Il s’agit d’une sculpture que j’avais faite juste avant mon départ du Maroc, en plâtre, blanche, très diaphane… Le fait de dévoiler une chose est aussi une façon de la voiler. Il y a une espèce d’exhibitionnisme à montrer quelque chose tout en lui conservant un aspect qui est de l’ordre de l’intime ou du caché. La seule façon que je trouve de parler de ce qui est caché est, au contraire, de l’exposer. C’est pourquoi j’en suis arrivé, parfois, à des formes très colorées, très "fantaisie", ou à des surfaces très brillantes. Je suis très attentif à ce que mon travail soit captivant, et que se crée une relation au corps du regardeur. Mes sculptures sont des dispositifs pour piéger ou pour m’accaparer le spectateur. Je cherche à étonner comme les enfants parfois cherchent à étonner les adultes. Je montre ainsi des sculptures pour déranger ou pour attirer, sans tomber dans quelque chose de trop anecdotique, trop narratif, trop didactique ou trop démonstratif.
Puisque vous utilisez des bas, établissez-vous des relations volontaires au corps, dans les dimensions ou les proportions de vos sculptures ?
Mon travail s’arrête souvent à la ceinture. La jambe en est un peu l’unité de mesure ; le collant est le prétexte et la limite que je ne peux dépasser.
Cependant, il est parfois étiré…
Même dans l’étirement, il y a une limite que je ne pourrai jamais dépasser. Je les raccorde parfois, mais le bas reste une unité de mesure.
Comment sont apparus le rouge à lèvres ou le vernis à ongles ?
Je me suis intéressé à la multitude et à l’identique. Je suis toujours à la recherche d’un élément à répéter, même s’il a une forme organique. Je le conçois comme s’il devait être multiplié industriellement. Cependant, je vais faire en sorte que chaque "multiple" ait sa singularité, qu’il soit à chaque fois différent par un petit détail dans sa forme ou sa couleur. Ce qui a déclenché la création de l’une de mes sculptures avec du vernis à ongles, c’est un galet que celle qui allait devenir ma compagne m’a apporté. Le galet de plage m’intéressait car il est déjà une partie d’une multitude tout en possédant sa forme propre. Le vernis à ongle permettait d’associer à chaque galet une nuance. Je reliais aussi quelque chose de très artificiel à quelque chose de naturel, quelque chose qui était de l’ordre de la peinture à quelque chose qui était de l’ordre de la sculpture.
La présentation de votre pièce avec les bas fantaisie n’est-elle pas proche de celle des grandes surfaces ?
Il m’intéresse beaucoup d’observer comment les choses sont rangées, présentées dans les grandes surfaces. Elles ne le sont pas de façon aléatoire, c’est très réfléchi, il y est développé toute une économie je retrouve à mon tour, dans l’atelier, après avoir produit une pièce et qu’il me faut la ranger. J’y trouve aussi un côté pratique lorsqu’il s’agit d’agencer les éléments les uns par rapport aux autres. Je m’intéresse également aux techniques ou à la résistance des matériaux.
Votre atelier est presque un laboratoire où vous expérimentez un certain nombre de nouveaux matériaux, qu’il s’agisse de silicone, de colle chaude en bâton…
Je prends des matériaux du commerce qui ont déjà été testés ou utilisés. Je les reconsidère, j’essaie de retrouver leur état initial, comme si je venais de les découvrir ou de les inventer. Je pense que ces matériaux pourraient très bien avoir une autre destination que celle qui leur est dévolue dans le commerce. On pourrait en faire, par exemple, des œuvres d’art !
On trouve régulièrement des objets –ou parties d’objets- que vous appelez les “ aiguilles ”, qui sont très fins, très pointus, en plâtre ou en silicone. D’où vient cette forme ?
Les aiguilles, c’est ce dont je me servais au départ pour coudre les bas. Il était alors intéressant de les retrouver formellement dans mon travail. L’aiguille a aussi à voir avec la fragilité. C’est une forme qui peut être agressive tout en étant d’une fragilité extrême.
C’est le cas de vos aiguilles en plâtre, qui se cassent ou que vous cassez et recollez régulièrement.
Lorsqu’elles sont exposées, j’ai toujours une peur bleue que les gens ne les touchent et les cassent ; alors que les aiguilles en silicone font partie d’une deuxième phase de mon travail et sont, alors, cassées de façon très ludique en fait, pliées et dirigées vers le spectateur. Pour moi, il y a un aspect ironique, c’est une grande plaisanterie, ce n’est pas de l’agressivité bête et méchante. Sous les gouttelettes de vernis à ongle autour des aiguilles de plâtre -c’est un dispositif de protection- on peut retrouver de vraies aiguilles (des épingles). Mais on ne les voit pas. J’évite de montrer les objets tels quels dans mes sculptures. Dans la pièce avec les bas fantaisie, la plupart des gens pensent voir des rouleaux de tissu. J’essaie de ne pas bloquer l’imaginaire. Je trouverais gênant, en s’approchant de mon travail, que l’on puisse identifier immédiatement une forme ou un matériau. C’est pourquoi j’ai mis un voile, une pellicule de blanc de lithopone, sur ma dernière pièce avec des bas. Cela change complètement le travail, cela le maquille.
Dans le travail avec la mousse verte, utilisée par les fleuristes pour faire des compostions florales, je ne voulais pas que la matière première apparaisse en tant que telle. Il s’agit d’un matériau éphémère qui se dégrade dans le temps. On retrouve cet aspect dans la pièce que j’ai réalisée pour le rez-de-chaussée de la galerie Les filles du calvaire, à Paris : tous les petits éléments en latex seront, d’ici deux ou trois ans, en décomposition. Cette grande vasque est une sorte de marguerite dont on aurait arraché les pétales et enlevé le cœur. Je souhaitais retrouver le côté éphémère de la fleur dans ces éléments biodégradables.
Qu’elles se cassent ou se dégradent, la plupart de vos pièces sont d’une grande fragilité. Quelle part prend cet aspect dans l’ensemble de votre travail ?_ Tout mon travail a un côté futile, précaire. La sculpture n’existe, pour moi, qu’à un certain moment donné. Je ne crois pas que mon travail puisse passer, durer. C’est un peu comme des personnes qui ont des jardins qu’ils ont entretenus toute leur vie : ces jardins sont beaux, ils existent, ils vivent tant que vivent leurs jardiniers ; après leur mort, les jardins meurent aussi. Cependant, je fais un autre pari : je me dis que ces éléments que je fabrique peuvent très bien, demain, être fabriqués par d’autres. Une pièce fragile, endommagée ou fanée, pourra toujours être refaite. Il existe ainsi, pour les petites pièces de latex, l’unité de production qui permettra d’en fabriquer d’autres si je ne suis plus là.

Deuxième entretien, le 22 décembre 1998.

_ Vous venez d’achever le montage de l’exposition. Deux installations monumentales occupent, respectivement, le rez-de-chaussée et le premier étage de la galerie ; l’une est gris anthracite et a été créée pour la galerie, l’autre est blanche. Existe-t-il une relation entre les deux ?
Ces deux pièces ont été masquées : l’une par du blanc de lithopone un blanc qui sert habituellement à recevoir la couleur, pour masquer l’aspect "chair" des collants, l’autre par du graphite, pour teinter d’un gris sombre des éléments qui, à l’origine, étaient d’une blancheur éclatante due au silicone. Il s’agissait, pour moi, de faire le "deuil" de ce blanc. Je savais, qu’avec le temps, ce blanc serait tâché, abîmé, ne pourrait pas être conservé ; j’ai donc anticipé sur le vieillissement du silicone et sur la salissure. Le graphite de la pièce du rez-de-chaussée me rappelle le khôl que l’on utilise pour les yeux. J’ai vécu au Maroc et, là-bas, il est très employé par les femmes. Pour appliquer le khôl sur les paupières, les femmes utilisent de petites baguettes de bois : on peut ainsi y voir une analogie avec les bambous que j’ai utilisés. Il est rare que j’emploie un élément sans le retravailler. La partie en silicone a été faite par étapes, par degrés ; le bambou, par sa façon de pousser, est également gradué. Ce grand tuteur de 2,10 mètres, taillé à l’échelle humaine, n’est pas planté en terre mais fixé au plafond. Le bambou, muni d’un crochet à son extrémité, sert dans les grands magasins de perche pour décrocher des vêtements. Ce travail fait, aussi, référence à l’Asie, aux pinceaux japonais et à l’encre, il est porté par de nombreuses choses qui motivent mon imaginaire, et, j’espère, celui du regardeur. C’est une pièce qui, au départ, m’a semblé dure, voire violente. En la travaillant, j’ai essayé de lui donner une certaine douceur ; maintenant, elle caresse le sol.
La forme et la texture des extrémités grises ont un aspect organique, évoquant même des parties génitales. D’où vient cette forme ? C’est le pied, le pied du collant, comme substitut de l’objet sexuel. Peut-on dire que vos sculptures sont abstraites ?
Pour en revenir à cette pièce qui est très récente, je m’aperçois que je l’ai présentée comme une peinture. Je l’avais d’abord installée dans l’espace : c’était une sorte de cage, on pouvait tourner autour mais on ne pouvait pas la pénétrer, ni la traverser. J’ai tout démonté car j’ai senti la nécessité de revenir au mur, à la peinture. À ma surprise, est apparue cette forme de vague, de mouvement. J’ai pensé à la vague de Courbet. Cette pièce est structurée comme une peinture abstraite, constituée d’une zone colorée par les bambous et d’une deuxième zone de graphite. D’autres pièces antérieures avaient une structure analogue, comme celle des bas fantaisie.
Souhaitez-vous que l’on reconnaisse le bas ou le collant dans vos pièces ?
Pour ces deux grandes installations, il s’agit plutôt d’une volonté de faire disparaître le collant. Si on ignore le procédé de fabrication, et si on ignore les pièces antérieures, on ne devinera jamais qu’elles sont faites avec des collants... Pour revenir à la position de ma pièce contre le mur, il y a une oscillation : cela se décolle et cela revient au mur, cela avance et cela se rétracte. Il y a un déploiement comme un éventail, comme des cils. Une fragilité est signifiée. Je lui ai redonné ainsi une certaine douceur, car il y a une une violence terrible dans cette pièce, une violence qui est très difficile à contenir et à exploiter. Les petits décalages entre les éléments m’ont permis de lui donner de la légèreté.
Lorsque vous parlez de violence, s’agit-il de la violence du procédé de fabrication ou de celle du résultat ? _ Le procédé est assez violent : c’est un collant dans lequel on introduit du silicone. Le collant est gonflé, puis le silicone va passer au travers, il va fuser jusqu’à ce que je décide d’arrêter. Pour moi, c’est une pièce qui évoque le corps mais aussi la mort. Le graphite fait référence au funéraire, et c’est pour cela que je dis qu’elle est violente. C’est, peut-être, ma manière d’appréhender l’existence, de faire le deuil de quelque chose, le deuil de son propre corps.
A l’étage, au contraire, les éléments ont été blanchis...
Je voulais masquer les nuances de couleur des collants. Le collant y était trop reconnaissable et bloquait l’imaginaire. Cela n’était pas assez abstrait.
Les éléments sont disposés de façon éparse au sol... _ C’est un dispositif, simple mais important, qui pousse le visiteur à se déplacer avec attention au travers de ces éléments pour que naisse, ainsi, une tension entre lui et mon travail. La personne se trouve, alors, intégrée à mon installation. C’est aussi prendre le sol comme un tableau. Je me suis intéressé aux rapports de couleur entre ce sol et les éléments posés dessus. Je retrouvais, avec les nuances du bois, les couleurs chaudes, presque "chair", des collants.
N’y a-t-il pas un dialogue, une relation très forte entre l’installation du rez-de-chaussée et celle du premier étage ?
Oui, bien sûr. Du balcon, au premier étage, on peut voir les deux installations en même temps ; il y a toujours deux ou trois points stratégiques pour regarder mon travail. Ici, l’étage symbolise le ciel, et les pièces qui y sont "tombées" sont des parties d’anges. Le balcon, lui, m’évoque la fosse.

Thierry Heynen.

Entretiens pour le catalogue publié à l’occasion de l’exposition "Sans titre", Galerie Duchamp, Yvetot, du 7 janvier au 3 février 1999.