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François Daireaux : « l’interrupteur imprévu »

Prendre la décision de partir et aller voir ailleurs s’il n’y est pas : c’est le choix de l’artiste François Daireaux qui n’a de cesse de prendre le pouls du monde, ses battements, pressions et pulsations, ses cadences, ses arythmies, ses moments de pause, ses silences et ses vacarmes. A la recherche de points de contact possibles, en quête de sons, d’images animées et d’images fixes mémorisés grâce à ses appareils d’enregistrement embarqués, caméra numérique, appareil photo argentique et enregistreur sonore. François Daireaux va à la rencontre d’endroits particuliers du monde et ses pas le portent là où l’homme vit et travaille. Firozabad et Meisenthal sont de ces endroits.
Au Nord de l’Inde, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, Firozabad est une ville dont l’existence est marquée par l’industrie du verre et notamment la fabrication des bracelets de verre, les « bangles », bijoux portés par les femmes indiennes. Durant trois ans l’artiste va se mettre en relation avec cette partie-là de l’Inde ; il va observer, déambuler, filmer et photographier Firozabad. Blow Bangles Production [1] est le fruit de cette relation.
Le processus engagé dans cette œuvre s’inscrit dans un double système d’échange. Le premier est une opération commerciale, le second une entreprise de recyclage. Dans un premier temps l’artiste achète puis exporte 404 « toras » [2], dont le nombre spécifique est déterminé par les 404 teintes distinctes de verre répertoriées à Firozabad avec méticulosité et de façon inédite par l’artiste. Ces bracelets vont, dans un second temps, littéralement être réinsufflés dans une autre filière de production, celle de Meisenthal, située dans les Vosges du Nord, en France. Un pont s’établit entre une industrie verrière indienne active et une autre, révolue, celle du site verrier lorrain dont la fermeture a été prononcée il y a 40 ans et aujourd’hui reconverti en centre verrier de recherche et de création [3]. Le centre de recherche de Meisenthal, suite à la cessation d’activité de nombreuses verreries de la région, a sauvegardé quantité de moules, outils nécessaires à la fabrication des produits verriers. L’artiste va sélectionner 404 de ces formes creuses inutilisées. Les réactivant, il y fait souffler les « toras » indiennes. 404 « empreintes [4] » résulteront de ce croisement géographique. Ce recyclage artistique ne fait que dédoubler celui déjà actif des circuits de production indienne : le verre utilisé pour la fabrication des bracelets est lui-même majoritairement issu d’une opération de recyclage. Les bracelets, parures personnelles féminines, sont constitués d’un verre préalablement utilisé sous d’autres formes et fonctions par l’industrie de la consommation mondiale. L’intime se trouve ici étroitement mêlé à un matériau commun et impersonnel, celui des produits de grande consommation et notamment celui de ses récipients tels que bouteilles, pots et bocaux divers.
Par cet enchaînement d’actions Firozabad et Meisenthal s’inscrivent dans des circuits d’échanges beaucoup plus vastes qu’il n’y parait, le lien géographique initial établi entre ces deux localités entretient des relations implicites avec le reste de la planète par le biais de ces réseaux commerciaux complexes propres à l’ère de la globalisation, caractéristique du monde dans lequel nous vivons. L’intitulé « Production » se définit comme cet ensemble d’activités qui permettraient à l’homme de créer et de s’approprier les produits de son industrie, ou d’assurer les services répondant aux besoins de la société dans laquelle il vit. Il désigne également de façon métonymique les produits eux-mêmes. A la fois système de production et résultats émanant de ce processus, Blow Bangles Production est une globalité où chacune des parties est contenue dans le tout qui la contient et inversement. Les ensembles de formes et d’actions mises en place dans cette exposition nous propose une vision holistique de cette vita activa qui comprend les trois activités humaines fondamentales proposées par Hannah Arendt [5] : « le travail, l’œuvre et l’action ». Qu’il s’agisse de son ou d’image, cette production donne à voir l’homme qui travaille, œuvre et agit en écho à l’artiste, qui, lui aussi, dans le même temps, travaille, œuvre et agit. Son champ d’action se confond avec celui des hommes qu’il saisit dans le travail des matériaux premiers de la terre avec laquelle il se cogne mais qu’il sait aussi « danser » à la manière de Georges Didi-HubermanGeorges [6] :

Ce serait comme la sensation d’un paysage-voyage, un paysage capable de « partir » à l’aventure, voire d’extravaguer, selon les mouvements mêmes du corps qui l’invoque. On ne sent jamais mieux la terre que lorsqu’on la percute. Mais on dérange la terre en la percutant : on la déplace donc, on la cultive, on la meut, on la commeut avec soi.

De la plus infime de ses parcelles à l’ensemble de ses rouages : bijou en anneau, sphère planétaire de l’ échange commercial mondial, dispositif circulaire d’installation et de mise en lumière des empreintes de verre soufflé, forme creuse du moule qui encercle, forme vide des objets au rebus qui contiennent : l’œuvre s’inscrit dans des schémas de circularité naviguant entre le contenu et le contenant, le vide et le plein, l’accessoire et l’universel, l’individu et la masse, le tout dans la volonté affirmée que rien ne puisse y être figé vraiment. François Daireaux cultive cette instabilité de la forme. Masse de sable égrenée, feu qui couve sous la terre d’Aires [7], eau pressurisée de Current Temp [8], caoutchouc de la semelle de chaussure et pâte de verre tout à tour bracelet ou empreinte dans Blow Bangles Production, cette vision entropique de la matière en instance de mutation est récurrente dans l’ensemble du travail de l’artiste. Le verre au rebus, récupéré puis pilonné est remis en fusion par la main d’œuvre firozabie. Ce matériau à volonté incandescent s’étire en fil pour se clore sur lui-même, boucle de verre qui va à son tour se façonner en boule de pâte informe et si précisément dosée, « la paraison », pour donner naissance aux empreintes polychromes. Objets et molécules, les états ne sont pas stables et tout y est question de « rythme » (ρυθμός), selon la définition d’ Emile Benveniste [9] :

Au contraire, ρυθμός, d’après les contextes où il est donné, désigne la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme qui n’a pas de consistance organique ; il convient au pattern d’un élément fluide […].C’est la forme improvisée, momentanée, modifiable. […]. On peut alors comprendre que ρυθμός signifiant littéralement « manière particulière de fluer », ait été le terme le plus propre à décrire « des dispositions » ou des configurations » sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer.

Quel que soit le médium employé, dessin, sculpture, photographie, film ou vidéo, ce « fluement », cet « arrangement toujours sujet à changer » est au cœur de la pratique de François Daireaux. L’agencement des différents phrasés de ses partitions, images ou sons, laisse apparaître des pauses et des silences entre les diverses notes prises par l’auteur : l’absence de bruit s’impose au cœur d’une piste sonore cacophonique, le gros plan fixe sur un visage au regard direct surgit après une zone de turbulence de corps en action indifférents à l’œil qui les capte, des zones désertées et inactives se déploient tranquillement après une plongée chaotique dans les lieux denses de l’hyperactivité d’une rentabilité laborieuse, l’immobilité et le repos s’imposent au cœur de l’agitation et de l’action.
Du fait de leur collusion subtile, le montage de ces configurations hétérogènes occasionne une réaction, au sens chimique du terme. Une précipitation moléculaire s’enclenche et les intervalles résultant de l’assemblage de ces fragments distillent des zones de vacuité, des instants d’attente, des jachères possibles à l’instar des lieux désertés qui parsèment les films et vidéos de François Daireaux : la ville argentine aux volets clos de Los Sueños de Daireaux [10], les chapiteaux de la cérémonie d’un mariage à venir ou peut-être passé, l’usine verrière interrompant ses activités le temps du repos dans Firozabad [11], les complexes architecturaux chinois désaffectés ou en attente d’affectation dans Current Temp [12] , la vie semble être en suspens. Le temps s’arrête l’espace d’un instant, celui d’un de ces singuliers face à face que l’artiste excelle à instaurer, entre « ce que nous voyons et ce qui nous regarde », dans cette « double distance » évoquée par Georges Didi-HubermanGeorges [13] :

C’est plutôt d’un regard œuvré par le temps qu’il s’agirait ici, un regard qui laisserait à l’apparition le temps de se déployer comme pensée, c’est-à-dire qui laisserait à l’espace le temps de se retramer autrement, de redevenir du temps.

Ces attentes se définissent comme autant de possibles, de perspectives tacitement contenues en chacun des éléments prélevés et mis en scène par l’artiste. Les moules de Meisenthal et leurs empreintes incarnent ces possibles. Dans l’expectative sourde que leur utilité lointaine leur soit rendue par un revitalisant contenu versé en leurs parois, les empreintes sont le résultat de cette attente et inscrivent l’œuvre dans une triple polarité : le moule comme forme désactivée du passé, le présent de ce matériau « en acte » nécessairement brûlant afin d’être agissant et enfin, l’empreinte, témoin de cette incandescence révolue — le verre s’est solidifié — en vue d’une future installation possible, dans l’attente de l’éventualité d’un nouveau regard. Cette réalisation met en jeu des instants passés, présents et futurs dont les entrelacements sont propices à l’expérience de mémorisation, où, pour Giorgio Agamben, « La mémoire est […] l’organe de modélisation du réel, ce qui peut transformer le réel en possible et le possible en réel [14]. »

François Daireaux fait ses prises de notes de ce réel en pistant de singulières trajectoires, celle du marchand de poudre anti-cafard, du laveur de vitre, du chanteur de rue, du paysan qui laboure la terre de ses pieds ou de ses mains. L’artiste y apparaît moins en arpenteur qu’en grimpeur ; du moins selon la définition qu’en fait Elias Canetti [15]lorsqu’il décrit les mains de singes en action :

Pendant que l’une cherche à saisir une nouvelle branche, l’autre tient l’ancienne. Cette prise est d’importance capitale : c’est elle qui empêche seule la chute en cas de déplacement rapide. La main qui supporte tout le poids du corps ne doit à aucun prix lâcher prise. Elle y acquiert une grande ténacité […]. La fonction de grimper consiste donc en deux phases successives pour chaque main distincte : saisir, lâcher ; saisir, lâcher.

Les relations entretenues par François Daireaux lors de ses déambulations sont de cet ordre là : celui de la saisie puis de l’abandon de façon à être dans le possible de la prochaine réception afin de se ressaisir à nouveau des réalités qui l’entourent. Le fragment nécessairement surgit de cela. Alternant gros plans et plans d’ensemble, ses images en mouvement sont des portions de temps captées durant des intervalles de temps variés. S’arrêtant longuement sur la fixité d’un regard en gros plan et plein cadre, saisissant une forme qui balaye l’image sans que nous ayons eu le temps de clairement l’identifier, François Daireaux se joue de notre appétence à reconnaître ce qui se trame sous nos yeux. La perte de cette identification est favorisée par les variations de ses cadrages, de ses découpes. Quand il prend en gros plan la surface d’une écuelle d’eau qui tremble et qu’il élargit son cadrage, il occasionne une émergence progressive du sens mais dès qu’un semblant d’histoire s’amorce, une rupture s’impose et le plan qui suit nous plonge dans une scène radicalement différente. Le point de vue exercé sur les mains, les dos, les nuques, les pieds des hommes au travail oscille sans cesse entre une échelle molaire et moléculaire pour reprendre la terminologie de Deleuze. Assumant leur fragmentation, les plans se succèdent et en un montage aux arythmies multiples où les interruptions — son, image ou processus — installées par François Daireaux nous plongent dans l’univers croisé de Coleridge et Pessoa.

Dans l’écrit Kubla Khan, or A Vision in a Dream : A Fragment, Samuel Taylor Coleridge est interrompu dans la retranscription d’un rêve où la vision du poème Kubla Khan lui était toute entière apparue la nuit précédente. Cet interrupteur imprévu venait de la ville de Porloc, village côtier du Somerset en Angleterre. Venant rendre une visite pour affaires à Coleridge dans sa retraite sur la lande d’Exmoor pendant l’été 1797, le visiteur inopportun a stoppé la retranscription matinale de la vision onirique du poète [16] :

Lors se brise
Tout le charme ˗˗ le monde fantomatique si délicieux S’évanouit, mille petites ondes circulaires s’étendent, Chacune déformant la suivante. […]

L’absence de restauration possible de la surface troublée de ce courant de visions nocturnes pose les jalons du surgissement de l’inspiration romantique. Le poète, sujet au dérangement par l’intrusion de contingences extérieures sans intérêt (Le visiteur de Porlock vient « pour affaires »), ne restituera sa vision que par fragments, rendant incomplète toute commutation entre une intériorité et le monde qui lui fait face.
Fernando Pessoa s’est saisi du poème de Coleridge dans son texte intitulé « L’homme de Porlock » publié dans le journal Fradique, en 1934. Selon le poète, le visiteur de Porlock est contenu en chacun de nous, non pas comme une personne autre, mais compris à l’intérieur de nous-mêmes :

Tout ce que nous pensons ou sentons vraiment, tout ce que nous sommes vraiment, subit (au moment de l’exprimer, même si ce n’est que pour nous-mêmes) l’interruption fatale de ce visiteur, qui est aussi nous, de cette personne extérieure que chacun de nous a en lui, plus réelle dans la vie que nous-mêmes : - la somme vivante de ce que nous avons appris, de ce que nous croyons être, et de ce que nous désirons être.[…] Et ce qui survit vraiment de nous tous, artistes grands et petits— ce sont des fragments de nous ne savons quoi ; mais qui serait, si cela avait été, l’expression même de notre âme.

Dans cette approche faite par Pessoa, l’interruption n’est pas un obstacle à l’émergence de l’acte de création mais, à l’inverse, est la condition intrinsèque de l’acte poétique. Le montage résolument pessoen de François Daireaux participe de cette vision parcellaire de ce « monde en affaires » dont l’économie nous rassemble autant qu’il nous éloigne. Au cours de Current Temp, François Daireaux s’attarde longuement sur un homme qui danse dans la rue sans se soucier le moins du monde du caractère inapproprié de son solo dansé face aux contingences matérielles de la situation. Dans son habit de l’homme de la ville, sans costume ni artifice, il occasionne tranquillement des interruptions du trafic, oblige les passants à changer de trottoir et déclenche des regards intrigués de cette masse active de la rue. L’artiste est à l’image de ce danseur, il pousse son spectateur à dévier de sa trajectoire, l’incitant à ne pas aller là où il serait enclin à se diriger, interrompant quelques instants le flux trop habituel des choses économiques de ce monde, nous révélant la magie de son incongruité perdue. Etranger à soi même, en visiteur de Porlock, François Daireaux nous fait son cinéma.

Séverine Cauchy, 2014

Notes

[1] François Daireaux, Blow Bangles Production, Exposition du 23 janvier au 30 mars 2013, centre d’art - La Maréchalerie, Versailles. Constituée de Firozabad, film de 64’en vidéo projection, de Blow Bangles, ensemble de 404 empreintes en verre soufflé, de Power, installation, sur la façade du centre d’art, composée de120 000 bracelets de verre noir de Firozabad et de The wheels, vidéo, 6’40" diffusée sur un écran.

[2] Traduction phonétique du terme hindi désignant les bouquets de bracelets de verre.

[3] Le Centre International d’Art Verrier, CIAV.

[4] Blow Bangles, ensemble de 404 empreintes en verre soufflé.

[5] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 2001, p.41.

[6] Didi-Huberman, « Geste, Fêlure, Terre » dans Gestes à l’œuvre, dir. Barbara Formis, Le Havre, De l’Incidence-Editeur, ESBACO, 2008, p.21.

[7] François Daireaux, Aires, film vidéo, couleur, sonore, sans dialogue, 54’, 2013.

[8] François Daireaux, Current Temp, film vidéo, couleur, sonore, sans dialogue, 86’, 2015.

[9] Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale1, Paris, Gallimard, 1966, p.333.

[10] François Daireaux, Los Sueños de Daireaux, film vidéo, couleur, sonore, vo espagnole, 55’, 2012

[11] François Daireaux, Firozabad, film vidéo, couleur, sonore, sans dialogue, 64’, 2013

[12] François Daireaux, Current Temp, film vidéo, couleur, sonore, sans dialogue, 86’, 2015.

[13] Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Ed. de Minuit, 1992, p. 105

[14] Giorgio Agamben, Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, 1998, p.70.

[15] Elias Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1195, p.224.

[16] Samuel Taylor Coleridge, « Kubla Khan » dans La Ballade du Vieux Marin et Autres Poèmes, Paris, Gallimard, traduction Jacques Darras, 2007, p. 187