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Une étrange rencontre

Le travail de manipulation des matériaux précède l’oeuvre de François Daireaux. Ce qui ne constitue pour certains artistes qu’un intervalle plus ou moins court, voire totalement occulté, occupe ici une place particulièrement signifiante. L’oeuvre vient naître de l’expérience, elle se construit au fil d’un processus et à force de faire et refaire. L’investissement physique est au coeur de la démarche et il convient de commencer par la pratique, car c’est dans cette logique que s’instaureront quelques règles.

Ainsi, les gestes induits par ces oeuvres prennent beaucoup de place, beaucoup de temps. Ils contredisent l’absence, le désoeuvrement puis ils finissent par tracer des pistes, par poser des jalons, les prémisses d’une méthode.

À regarder cette oeuvre, on comprend une confiance accordée à la forme et ses potentialités. Néanmoins, la pratique et la recherche formelle, véritables véhicules, ne viennent pas pour sceller un flux mais, à l’inverse, pour lui donner libre cours. Aussi, les pièces issues de ces très concrètes manipulations constitueraient des états et aussi des étapes d’une sculpture en perpétuelle mutation.
Tout commence donc avec des matériaux dont on aura vite saisi les origines distinctes. Les uns, communément utilisés pour construire, façonner, bricoler – comme le plâtre, la colle, le silicone –sont ici destinés à l’usage de la sculpture. Les autres – vernis à ongles, bas, rouge à lèvres, cheveux –, réemployés comme contenant ou support, nous introduisent d’emblée dans un univers féminin connoté par les artifices de la séduction. Et cette étrange rencontre que provoque leur association, incontournable tant persiste sa récurrence, finit par marquer les oeuvres d’une présence autant puissante qu’énigmatique.

Recoudre, injecter, recouvrir, multiplier : tels sont les gestes ou actes restreints finalement, mais répétés jusqu’à l’exaspération. Les collants sont recousus, par centaines, à la machine. La modification opérée consiste à corriger le galbe initial pour former des cylindres ou des pointes. Puis, l’intérieur est injecté de plâtre, ou de silicone. Le matériau donnera une limite : celle de sa tension maximale. Il deviendra un réceptacle, et la forme sera dépendante des qualités de la matière, souple et résistante ou solide et fragile. L’injection peut aussi, par l’emploi d’un pistolet, engendrer des milliers de gouttes de colle, ou encore faire l’objet de processus incroyablement élaborés, à partir d’un système de moulages, de matières chauffées au four. La plupart de ces modules seront recouverts de vernis, puis ils seront reproduits pour former dans les pièces des agencements par accumulation.
Il est certain que les oeuvres de François Daireaux surprennent et interrogent dans ce qu’elles pointent concernant le corps humain et l’organique, plus vastement. À cela s’ajoute, symétriquement, un voile de pudeur, comme pour prévenir une lecture claire et trop rapide, qui viendrait briser les potentialités d’une latence volontaire et fertile.
Souvent, on a la sensation, qu’au fond, le spectateur, tout en étant invité à s’approprier les indices qu’il rencontre, devrait éviter les conclusions hâtives et surtout univoques. L’ensemble des pièces se jouent volontiers entre absence et présence. Percevoir le collant au premier regard serait gênant, sans intérêt. L’enjeu consiste à laisser planer un doute. D’ailleurs, les matériaux choisis montrent en même temps qu’ils cachent : le bas attire l’attention sur la jambe mais il masque la peau, le vernis valorise la main mais recouvre l’ongle, le rouge à lèvres cerne le contour de la bouche mais modifie sa couleur.

Le corps est proche, le corps est loin. Deux mouvements se croisent. Les objets qui l’évoquent, bas, vernis ou autres, lisses et imperméables, sont tenus à distance, voire mis en abîme par leurs transformations ou nouvelles destinations. Inversement, la matière – par ses accumulations ou étirements – produit des aspérités, des plis, des formes rondes aux résonances biomorphiques. C’est ainsi que l’objet de séduction et d’érotisme perd de l’évidence, tandis que la matière vient gagner du sens sur ce terrain. Jamais, pourtant, les oeuvres ne sont l’occasion d’une démonstration, elles sont plutôt le lieu d’une vivante dualité où s’affrontent une logique mécanique et une force organique.

Les oeuvres de François Daireaux se nourrissent de contrastes, elles oscillent entre le provisoire et le définitif, la sagesse et l’excès, le calme et la violence.
Ce qui semble définitif est cette propension à concevoir par accumulation ; ce qui ne l’est jamais, c’est la contrainte apportée par une inconnue et que le travail intègre. Cela peut être la dimension d’une oeuvre, puisqu’elle dépend de son lieu d’inscription et procédera chaque fois d’un dispositif différent, cela peut résulter de la résistance d’un matériau, du seuil de ses possibilités, cela peut provenir des tons des gammes et des tendances des collections des vernis et bas d’une année, puisqu’elles sont réemployées telles quelles. En l’occurrence, une pièce peut être refaite d’une année sur l’autre, d’un lieu à un autre, elle sera chaque fois différente.

La sagesse, on l’observe par la régularité du travail, sa forme laborieuse. L’excès se révèle par sa répétition obsessionnelle. Un processus peut être poussé à bout, mais il est aussi un moyen pour basculer, pour déboucher sur d’autres problématiques, les faire évoluer. Le calme et la violence font partie de ce processus comme, aussi, le geste de l’injection. Mais il arrive parfois qu’une oeuvre soit cassée volontairement par l’artiste, précisé¬ment pour faire aboutir plus vite la mutation recherchée. Ce fut le cas de ces aiguilles de plâtre, trop fragiles, brisées avant de l’être naturellement, et exposées dans une caisse pour marquer la fin d’un travail.
Aussi, tout cela indique que ces oeuvres campent le lieu d’une expérimentation, qu’elles existent à travers les vivantes contradictions dont elles se nourrissent.

François Daireaux utilise la forme, mais son travail n’est pas formaliste pour autant. Par certains aspects, il offre des résonances avec l’oeuvre d’Eva Hesse, elle-même restée assez "inclassable", oeuvre qui commence dans la manipulation concrète du matériau, aux accents auto¬biographiques bien qu’éloignés de toute narration, oeuvre constitutionnellement inachevée et prolifique, aux résonances biomorphiques.
Plus contenue sans doute, en même temps que possédant à l’occasion des accents "kitsch", par la présence du clinquant, de l’hybride, de la pacotille des cosmétiques, le succès que rencontre l’oeuvre de François Daireaux reste néanmoins lié à sa singularité, à l’originalité de sa situation dans la création actuelle et, d’une certaine façon, à "l’écart" qu’il produit par rapport à des problématiques saturées par l’actualité. Son travail interroge, au sens où, précisément, les moyens, les "modes" ou pratiques qu’il emploie sont assez rares parmi les artistes de sa génération. Les territoires dans lesquels il nous convie se situent, très certainement, entre la forme et lui, des territoires terrestres et liés à une réalité, un vécu qui, il est vrai, tranchent avec des contemporains mobilisés par les écrans, les problématiques liées à l’image, au récit ou à la virtualité. Sans doute, le travail de François Daireaux – par sa jeunesse aussi – se concentre-t-il sur sa propre connaissance avant d’aborder la connaissance du monde.

Sonia Criton , décembre 1998.

Texte pour le catalogue publié à l’occasion des expositions "Sans titre" du 7 janvier au 3 février 1999 à la Galerie Duchamp, Yvetot et "Idèal" du 16 janvier au 20 février 1999 à la Galerie Municipale Edouard Manet, Genevilliers.