Accueil du site > TEXTS > La nuit des mots

La nuit des mots


Il y a des moments où la réalité est la réalité. Le monde qui n’est nulle part, qui n’existe en aucun passé –qui n’est pas rêvé, qui n’est pas imaginé, qui n’est pas vaincu-, voilà que le monde est ici. Il a apparu. Comme si un rideau s’était entrouvert devant des spectateurs qui attendent silencieusement dans l’obscurité. Des quatre coins, des lueurs tranchantes ont envahi la scène, la rendant unique, absolue. Un éclair jaillit, il arrache à la nuit la mer, les montagnes, les arbres, jusqu’aux gouttes de pluie qui sont sur les feuilles. Comme si cette eau, ce ciel, cette branche avaient été choisi soigneusement, extraits du monde qui est en toi, étalés devant toi. Comme si tu n’avais pas mérité cette unité, comme si tu n’avais pas assez de force pour regarder, ou pas assez de vide. Une peur qui ressemble à la peur de la mort. Tout se morcelle et se disperse, et se transforme pour continuer à exister, tout se mue en solitude, tout s’envelloppe d’ombres. On ajoute encore une maille au tissu cellulaire, tricoté serré, de la vie. Comme si on t’avait posé une question, mais celui qui a posé la question est parti sans attendre la réponse. Ne reste qu’une lueur qui vous dit “continu”.

L’infini couleur de la châtaigne, striée de lueurs jaunes-violettes... Métal pur et la gadou, cimetière d’images géantes, objets vibrants d’auréoles argentées... La vie qui fermente et se décompose sous la lueur, à la température et au rythme du pouls... Les choses, les débuts, les fins. Le monde est comme une main grande ouverte, une fente, froide comme la peau du serpent, pleine de traces ; il ne peut pas être saisi. Il est ouvert comme s’il priait ou il disait adieu. (Quant à ma main, elle est fermé comme un poing sur les mots). Avec ses lignes profondes qui ont pour nom solitude et ses routes désertes qui s’appelle destin...Il te tient maladroitement entre ses doigts épais, il te convainc que tu auras une histoire.
Tout aurait commencé par un seul mot, dit-on. Tout est sorti d’un mot... Et tout y retournera comme aux premiers jours, le jour fantastique, éternel, grandiose... Tu attends et tu écoutes. Tu écoutes devant la fenêtre pendant des heures, des années ; les rues, les gens, les jours s’enchaînent l’un à l’autre au passé, la vie s’échappe mot à mot. Tu écoutes le monde pris dans l’étau de ta sensibilité fatiguée, ton regard éphémère. Tu accostes à ses rives, sous la lumière, comme Lazare pris de vertige, et tu attends que ton histoire advienne. Tu presses avec tes doigt les veines communes, tu offres ton propre sang, tu mendies un mot. La voix du monde te donne des couleurs, une forme, un corps –pour pouvoir rester dans l’invisible. Tu racontes. Tu écoutes. Pendant des heures, des nuits, des années... Tu n’as pas d’autre question ou histoire que ce “pourquoi tu m’as quitté ?”
Sur l’infinie couleur de la châtaigne, une lueur, lilas dorée.

Je suis à moitié aveugle. Mes peurs se sont partagées la lueur et les ténèbres. Mes mains tâtonnent, je cherche mon chemin le long des murs ombrés, à travers les reflets à la fois net, et imperceptibles, dans un monde-croquis vite dessiné et jeté dans un coin. Je filtre mot par mot à travers la coquille de mon “Moi”, que je disperse dans le vide qui attend comme la terre labourée, nue. Dès le premier mot, je suis prise par l’enjôlement qui font dire des mensonges au néant, je suis emportée tout au long des papiers vides ; par le courant de “Moi” qui n’existe pas encore... Un filet tricoté par des milliers d’yeux s’étale à la surface ondulée du présent, les lettres s’agglutinent à des petites particules de vie attrapées vivantes...
Je cherche un endroit, une image, une voix où je peux exister : dans les images qui ont été tirées de ce monde par un regard différent, dans cette voix commune qui coule mot à mot, ou dans le silence blanc qui se trouve entre les mots... En écoutant les pas de fantômes lointains... En trébuchant, s’arrêtant, s’accélérant... D’un néant à l’autre... En se nommant chaque chose, en traçant un visage, en modelant un corps... Pour pouvoir ouvrir, tel un chirurgien, la peau de l’être, pour pouvoir sortir le foetus qui est dedans, dans les profondeurs. Pour jeter contre les murs et les miroirs l’image ultime et absolue.
La nuit s’avance. Les horloges creusent de leurs griffes l’endroit le plus silencieux de mon coeur, ils percent et ils font sortir un monde à la couleur du coeur, tout nu, ahuri. Mais ce monde s’en va en coulant dans les fisssures de sa propre image. J’apparais comme une image violette, et je reste tout seul dans la page blanche. Dans les vastes profondeurs, l’apparition d’une veine éclatée dans les racines de l’être. Les mots se mettent en route comme des cavaliers aveugles galopant dans le désert, faisant voler le sable de leur sabots, dispersant tout les signes de l’homme. Au loin, à l’horizon, une lueur pure apparaît avec le tracé d’une montagne sanglante, dessinant la frêle frontière entre le visible et l’invisible.

Commencer de nouveau. Aller d’un commencement à un autre en s’enfonçant en arrière. Enfin, s’allonger comme un fil tendu, d’un bout à l’autre du papier blanc, grand, vide. Tourner sur soi comme une langue qui cherche son chemin entre les dents tranchantes, entre les lettres et leurs ombres. Atteindre l’autre rive, en marchant sur les mots qui essaient de s’en sortir de la surface où ils sont emprisonés, qui s’agitent pour entrer dans une troisième dimension.
Les mots qui se ressemblent, qui s’adossent, qui s’égalisent. Images éternelles mais mortelles. Les phrases faibles qui se succèdent : qui se font écho, qui nient, qui se répètent les unes les autres... La Douleur qui te cherche, La Voix qui cherche son image. Cette voix sauvage qui appelle, qui pousse, qui dévore tout... Les lignes et les ronds qui forme l’âme humaine en s’unissant avec les perpendiculaires, les visages d’hommes semi transparents derrière leurs masques. Le sang qui sort de la frontière du corps et qui coule dans la langue. Des poignées de terre que tu jettes sur le visage du monde avec colère et reconnaissance. Le mot où le crayon a trébuché ! L’écriture se disloque progressivement pour pouvoir former le tissu cellulaire nu de la vie, l’écriture qui se fait néant en voulant embrasser tout.
Réunir avec patience les morceaux, de nouveau, encore une fois, une infinité de fois. Réunir la nuit et l’obscurité, puis remplir avec les ombres qui attendent silencieusement, avec le froid, l’humidité, la lueur dorée de la lune... S’installer au milieu de ce désert, encercler la solitude avec les objets et avec la froide auréole de la mort qui les entoure. Attendre. Attendre les palpitations de la vie entre les mains osseuses du temps, comme une cloche d’où sonnent les mots... Attendre le dernier mot qui mettra un terme à cet adieu qui n’en finit pas de durer.

Enfin tu es arrivé ! Voilà, tu es ici. Entre le temps et le néant... Dans la solitude infinie et inaccessible qui n’existe pas dans la distance. Tu es resté comme un cavalier amateur jeté par un cheval sauvage dans ce pays nu, aride. Comme si celui qui égrenait le temps, avait épuisé tous tes chiffres et que tu avais ouvert les yeux. Tu es resté comme une phrase incomplète. Les portes de l’infini étaient grandes ouvertes, mais à la surface des possibles, ton histoire n’avait ni queue ni tête... Tu t’es blotti entre les pierres dures, les buissons épineux, dans ta paume qui se referme lentement, comme une main range les heures.
Tu attendais là, comme une coquille séchée. Une coquille que le vent fait siffler dans les fissures de laquelle hurlent les sables et les cris. La plante qui perce la terre te remplissait de son cri, mais tu ne comprenais pas, était-ce un cri de victoire, ou de douleur ? Tu ne l’avais jamais entendu, la voix de la feuille moitié morte qui heurte sur le sol. Tu ne connaissais pas. Etait-ce un cri ou des éclats de rire ? Tu ne connaissais pas encore la vie qui résonne dans les os.Tu avais dépensé généreusement les mots, les apparences, les images. Tout a été soudain arraché de ta main. Tout était fini aussi soudainement que tout avait commencé... Ta mémoire, qui essayait de refléter le vaste monde, avait autant de longévité qu’une goutte d’eau. La buée des voix s’élevant de la surface refroidie, t’enveloppait. Les “oui”, les “non”, les “viens” les “arrête”, toutes les voix intérieures et extérieures disaient “trop tard” ou “trop tôt”. Comme s’ils venaient de l’endroit le plus désertique du coeur du monde, pour faire écho en toi, pour te dévorer, pour se mêler et s’ajouter au tissu cellulaire du Grande Silence qui avale tout.
Le monde finit un autre cycle. La nuit des mots tombe. Tu regardes le désert qui se creuse, mais ton regard se heurte au dos osseux de la nuit et se fracasse. Tu cherches une image, une seule image pour rester avec toi. Comme un miroir cherchant l’image qu’il veut emporter avec lui dans l’éternité. Parmi toutes les chose qui s’en vont, ne reste ton propre visage regardant en arrière. Un long regard, unique et absolu. “Toi”, d’une époque lointaine où les lignes se dispersaient à la fois dans les objets et dans l’obscurité : au coeur de la solitude, un regard incomplet.
Puis, soudain, tout s’enflamme d’une flamme dorée. Tout prend une apparence simple, infinie et parfaite comme dessinée par une lueur pure, et trouve une clarté que même la lumière du jour ne saurait pas donner. Comme si les objets avaient cassé leur coquille, et que le rayonnement qui se cachait dans les profondeurs s’écoulait au dehors, une première et dernière fois. Voilà, tu es arrivé à grand-peine au coeur du monde, ce teint du monde où tu étais enfoncée depuis des années. Tu a sorti ton secret en creusant. Ce chant qui disait : “ÇA N’ETAIT PAS POUR RIEN”. Mais même ce chant se disperse aussitôt dans le silence, et te laissant derrière, au fond des pierres...
La lueur pure et l’infini. Enfin, toi aussi tu as trouvé ta place dans le tableau. Une pierre qui attend, silencieuse, entre la terre et le ciel. Quand cette pierre se sera tue, tu existera dans ton histoire.

Asli Erdogan
Traduit du turc par Zeynep Bayramoglu

Texte publié dans le catalogue "François Daireaux" édité par l’espace d’art contemporain Camille Lambert à l’occasion de l’exposition "entrée" du 10 janvier au 14 février 2004.