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A la limite

François Daireaux préfère les sentiers escarpés aux voies dégagées. Les chemins qu‘il emprunte sont jalonnés d’obstacles et de difficultés qui brouillent les pistes du sens et rendent le parcours aussi chaotique que fascinant. L’évolution de son travail est à l’image de ces sentiers. Petit à petit, François Daireaux se défait de ses doutes, leur donne en tout cas une légitimité, une raison d’être, il transforme ses conflits intérieurs en propositions de réflexion et fait de toutes ses fragilités une source vive qui nourrit une œuvre complexe fondée sur le déséquilibre, l’ambiguïté et les rapports de force.

Depuis 1998, il a pris soin de consolider son ouvrage et de lui fabriquer un devenir comme s’il devenait urgent d’intervenir dans la destinée d’œuvres qu’il a créées en laissant peut-être trop de place à l’aléatoire. A présent, les sculptures portent un titre, elles sont nommées, dotées d’une identité qui affirme leur présence et les situe. Elles restent aujourd’hui toujours fragiles, imparfaites et irrégulières, mais semblent enveloppées d’une aura protectrice. Il y a dans la démarche de François Daireaux la volonté d’assumer la paternité de ses œuvres en portant sur elles un regard attentif et lucide, prêt à déceler la moindre faille. Les sculptures des années 1996-97 en particulier se caractérisent par leur extrême fragilité. On pense notamment aux Aiguilles, ces longues et frêles tiges de plâtre prêtes à se briser au moindre déplacement. Pour éviter tout accident qui risquerait de les altérer, ou peut-être tout simplement par désir de conserver la vulnérabilité d’œuvres qu’il a voulues délicates, il leur a fabriqué une « coquille de survie ». Entièrement détruite, cassée en morceaux puis empilée dans une caisse de bois, une œuvre en arceaux de 1996 est ainsi devenue en 1998 Ce que je cherche à faire.
En 2001, il décide de faire le portrait de deux aiguilles en les photographiant dans un intérieur un peu défraîchi, fatigué, à leur image peut-être. Un dernier cliché avant de quitter les lieux. Pour ne pas oublier I et II : photographies-souvenir, hommages rendus à des existences révolues, témoignages d’une présence.
Avec Grisaille, il conserve cette volonté d’immortaliser ses figures sculpturales en capturant leur empreinte sur le papier. Reprenant un à un chacun des 177 éléments composant une installation de 1996, il crée une série évoquant une collection d’échantillons de papier peint dans laquelle la sculpture devient dessin et la forme, motif. Comme radiographiée, chaque forme est reproduite à l’envers et à l’endroit de manière symétrique et systématique. François Daireaux dresse ainsi une sorte de carte génétique de chaque « sujet sculptural » et nous en fait la présentation. Si vues de loin ces empreintes apparaissent simplement comme des motifs géométriques ornementaux, un regard plus attentif y découvre une succession de « portraits » portant les marques d’êtres singuliers.

Les sculptures de François Daireaux sont en constante évolution. Non seulement parce que leur devenir est rythmé par des cycles de vie qui à chaque fois les renouvellent, mais aussi parce qu’elles portent en elles des dualités qui les rendent complexes, voire même insaisissables et qui posent inlassablement la question du sens. A chaque fois, des éléments antagonistes s’affrontent, des corps étrangers les uns aux autres tentent de cohabiter, des individualités luttent au sein d’un tout. Toujours des tensions, des attirances-répulsions, des volontés de conquérir un territoire. Et toujours ce déséquilibre qui rend le combat sans fin.

Le choix des matériaux participe de ces dualités : la dureté de la froide blancheur du plâtre s’opposent tantôt à la douceur du latex coloré, tantôt aux chaudes couleurs du rouge à lèvres ou du vernis à ongles. Les bas féminins aux formes lovées et aux couleurs chatoyantes composantTapis et semblant inviter à la caresse et au repos se révèlent au toucher rudes et glissants, rendant ainsi le contact ironiquement désagréable. Enfin, l’utilisation de la mousse florale dans la pièce intitulée [Formité], un matériau tendre réceptif aux moindres pressions est contrariée par la présence rugueuse de la résine, la sculpture devient alors âpre et dure. Ces étonnantes combinaisons troublent celui qui s’y confronte, elles invitent dans un premier temps au rapprochement, au toucher, mais au dernier moment se révèlent impropres au contact physique. Pourtant elles sont la condition même pour que chacun se déplace, tourne autour, observe, s’engage. Elles sont une ruse pour éviter un regard contemplatif et une attitude passive, un appât qui finit par piéger un spectateur aux prises avec d’incessants jeux de forces. Incessants parce que l’artiste ne propose jamais de solutions définitives, mais aussi parce qu’à travers la répétition des éléments, il entretient le sentiment d’infinitude, il propose à travers ses effervescentes multitudes des pluralités de significations, des amorces de problématiques ou d’histoires auxquelles seuls un regard ou une présence extérieurs peuvent donner suite.

Pour chaque installation, des séries, systématiquement. A chaque fois, un rituel dans la création, un même geste répété, encore et encore. Une somme d’éléments semblables, mais uniques, portant certes les « marques de fabrique » mais avec pour chacun des particularités, des aspérités qui les individualisent malgré tout. On pense alors à Rousseau et à ses questionnements sur la possibilité d’appartenir à un groupe tout en conservant son intégrité. Dans les sculptures de François Daireaux, comme dans la société dont parle Rousseau, trouver sa place, dire « je », implique des contraintes qu’il est souvent difficile de résoudre sans recourir aux rapports de force et de pouvoir, avec toujours le risque de l’aliénation. L’installation au sol de 1996, envahissante, grouillante même, donne un aperçu du malaise provoqué par un tel rassemblement. Parcourir l’installation donne le sentiment d’être envahi par une prolifération d’êtres hybrides, de monstres asociaux à nos yeux, mais qui, regroupé ainsi, forment un clan dont nous sommes à notre tour exclus. Dans cette œuvre, la multitude effraie, la ressemblance aussi. Se dessine alors pour nous, arpenteurs de ces terres inconnues, un enjeu de taille : celui de se positionner. Physiquement, intellectuellement, intuitivement. Nous sommes plongés dans un univers qui nous est à la fois étranger et familier. Bien que les éléments en question soient indéfinissables, inclassables, ils nous apparaissent néanmoins comme des êtres, des créatures dont l’allure évoque des attitudes humains et dont les proportions modérées, ni minuscules, ni gigantesques, nous incluent d’emblée dans l’assemblée.

Les accumulations de François Daireaux nous placent à la limite du vertige, elles annulent les points de repère, mettent en danger l’équilibre établi, bousculent les a priori et se plaisent à inverser les rôles. Les œuvres des années 1996-98, jouant sur la proximité d’univers antagonistes, bouleversent les notions d’accord et d’harmonie. On pense notamment à une sculpture intitulée Fuite, créée en 1996 et présentée pour la première fois à la Villa du Parc à Annemasse en avril 2002. Il s’agit d’une frise composée de centaines de tubes de latex aux couleurs vives suspendus un à un par des pointes et d’où semblent s’échapper des stalactites de colle translucides. L’œuvre matérialise l’instant qui précède l’événement décisif, une sorte de paroxysme qui nous fait ressentir cette tension, ce tiraillement sans toutefois nous en livrer le dénouement. Toute la tension est concentrée en un seul point, celui qui relie les deux extrémités, comme dans le Fugit Amor de Rodin où deux êtres se déchirent et ne sont plus unis que par les pieds et les mains. Dans Fuite, comme dans Fugit Amor, les deux éléments antagonistes ont été créés séparément, puis assemblés. Matérialiser ainsi cette zone de contact, faire le geste de joindre deux entités, c’est admettre que dans la construction se trouve déjà la possibilité d’une destruction. Et que le balancement de l’une à l’autre est au cœur même de tout le processus de création. Mes Ruines est toute entière fondée sur ce principe, elle évoque les vestiges d’une ville qui semble sur le point d’être réduite en poussière, mais elle est à la fois une composition, un modelage délimitant une parcelle, composant un territoire : vient-elle d’être détruite ou est-elle en construction ? Et qu’en est-il des cinq « fagots » qui composent Formité ? Sont-ils eux aussi prêts à se déséquilibrer et à se désagréger d’un instant à l’autre ou forment-ils au contraire des blocs soudés, enracinés, que rien ne peut ébranler ?

Ce processus de construction/destruction est la quintessence de toute l’œuvre de François Daireaux. Elle est la dualité-matrice qui fonde tout son travail. Qu’elles soient posées au sol ou suspendues, ses sculptures sans socle ne s’imposent ni comme des représentations immortalisées, ni comme des objets sacrés. Et croiser leur chemin, se mesurer à elles, c’est avant tout une aventure humaine qui nous renvoie inéluctablement à notre propre histoire.

Célia Charvet, avril 2002.

Texte pour le catalogue "François Daireaux" édité à l’occasion des expositions, "Grisaille" du 15 juin au 15 juillet 2002 à la Galerie Karsi, Istanbul, "tapisgrisaille" du 11 octobre au 23 novembre 2002 à l’Artothèque de Caen, "à la limite" du 20 novembre 2002 au 6 janvier 2003 au Centre culturel Jean-Pierre Fabrègue de Saint-Yrieix-la-Perche.